Festival Grand Cru au théâtre La Chapelle : Sport, sexe et performance
Le théâtre La Chapelle, encore et toujours le lieu de toutes les avant-gardes, marque un grand coup en commençant sa saison avec un festival maison intitulé Grand Cru. Contorsionnisme, voguing, érotisme, performance et cirque décoincé sont au programme. Conversations.
C’est la contorsionniste Andréane Leclerc qui ouvre le bal avec deux nouveaux spectacles, La putain de Babylone et Mange-moi. Pas question pour cette artiste iconoclaste de faire de la contorsion-spectacle et de valoriser la prouesse pour la prouesse: Leclerc est une chercheuse de sens qui, comme elle nous le racontait il y a quelques mois, s’«intéresse à ce que peut signifier la contorsion de manière plus profonde qu’à travers son unique virtuosité». «Mon questionnement, poursuivait-elle, est le suivant: peut-on mieux écrire la prouesse? Peut-on témoigner, à travers elle, d’une réalité, refléter cette réalité à partir d’images déformées?»
Ses spectacles Bath House et Cherepaka, notamment présentés dans le cadre des festivals Phénomena et Montréal Complètement Cirque, ont été les fers de lance d’une démarche contorsionniste pas comme les autres, et la voici maintenant, sur fond musical signé par les Tiger Lillies, dans une réinterprétation toute personnelle de la Genèse et du Livre de la révélation. Présentant «une relation dépravée entre une putain et son Dieu», La putain de Babylone «vise la dépolarisation et l’acceptation du plaisir comme partie intégrante de l’humanité». Difficile de résister à l’invitation. Le plaisir est aussi au menu du spectacle Mange-moi, qui «met à nu le corps contorsionniste, rendant la performeuse et le spectateur qui la regarde pleinement conscients de sa fragilité, de sa sexualité, de sa féminité.»
En mémoire du Citi Bar
Ex-danseur de la compagnie Marie Chouinard, Gerard Reyes s’y est un jour senti coincé. S’est ensuivi une libération qui l’a mené à développer une esthétique plus proche de son identité d’homme gai décomplexé et extravagant, puisant dans les codes du voguing new-yorkais, du strip-tease et de la performance, assumant particulièrement la tension entre le masculin et le féminin qui le constitue. «Pour moi, c’est un outil pour créer une danse qui va à l’encontre des principes d’une danse antispectaculaire qui est en vogue depuis le No Manifesto d’Yvonne Rainer. Je veux faire un spectacle de moi-même, enchanter le public et le séduire.»
Il aime «les transgenres et les drag queens». Et ces gens-là, Reyes les trouvait au défunt Citi Bar, rue Ontario, endroit unique où se côtoyaient naturellement transgenres excentriques et ouvriers exténués venus boire une bière tablette. «J’y allais en robe, mais avec ma barbe et mes poils apparents. Dans ce lieu, les barrières sociales n’existaient pas, et mon spectacle The Principle of Pleasure cherche en filigrane à explorer cet état d’esprit.»
Cirque décalé et sport sublimé
Suivra Or Cirque, première création de Thomas Saulgrain et Alma Buholzer. Il est Français, elle est Canadienne; ils se sont rencontrés à l’École nationale de cirque de Montréal et sont maintenant basés à Bruxelles. Leur cirque se défait des traditions tout en puisant en elles pour les «tordre» et les «étirer», une démarche réalisée avec la précieuse aide de créateurs québécois habitués d’évoluer dans des territoires décalés: Peter James et Nicolas Cantin.
«On avait le goût de créer une performance sans compromis», nous disait il y a quelques mois Jocelyn Pelletier au sujet de sa performance Radical K.O. Dans un ring de boxe réinventé et percuté par des images vidéo mouvantes, le spectacle interroge «l’appel à la violence et aux extrêmes». «C’est un genre d’univers parallèle, poursuivait l’artiste, où on montre des fantasmes, des peurs, des envies, mais surtout le côté viscéral de la violence primitive.» Une violence crue que les foules adulent, à laquelle Pelletier souhaite réfléchir par le corps et par une ambiance immersive propre à éveiller la sensorialité du spectateur.
Daina Ashbee aux sources de la violence
«Je suis de père autochtone et de mère canadienne-anglaise.» C’est la chorégraphe Daina Ashbee qui nous fait cette confession, expliquant que son spectacle Unrelated tente de dévoiler par l’intérieur la violence subie par les femmes autochtones canadiennes. «Je suis préoccupée par la disparition et le meurtre de nombre de ces femmes vivant une situation précaire et tendue. La douleur de ces femmes n’est pas assez documentée.»
Dans une pièce abstraite et sensorielle dansée par Clara Furey et Areli Moran, des corps vulnérables sont soumis à des chocs et des zones de tension, évoluant d’une danse hypnotique et fragile jusqu’à des électrochocs violents qui peuvent «évoquer autant la violence conjugale que différentes formes de violence psychologique ou même de violence institutionnelle reliée à la destruction de la culture autochtone. Les états de corps que je travaille placent mes danseuses dans une forme de fragilité – elles puisent en elles pour trouver les racines de la violence subie. Ce fut aussi un travail mental qui nous a amenés à fouiller le subconscient.»
Et de l’érotisme décomplexé…
Le festival se termine par une nouvelle mouture des Érotisseries, de la compagnie Carmagnole. L’an dernier, nous avions apprécié la manière dont ce spectacle flirtait avec les codes de l’effeuillage sexy. Chercher dans l’érotisme un territoire artistique, en sortant des clichés tout en flirtant avec eux: voilà le grand pari que ce spectacle cherche à remporter en déclinant une suite de tableaux vivants, imagés et acrobatiques. Une fin de festival érotique: on ne peut rien demander de mieux.