Moby Dick / Normand D’Amour et Dominic Champagne : Artisanat flamboyant
En tentant la folle aventure d’une mise en scène de Moby Dick, Dominic Champagne veut concilier son engagement artistique avec son combat pour la défense de l’environnement. Mais le spectacle notamment défendu par Normand D’Amour sera bien davantage. Pas le choix, avec une œuvre aussi épique et aussi tentaculaire.
Difficile de ne pas se faire «avaler» par l’œuvre d’Herman Melville. C’est le metteur en scène Dominic Champagne qui le dit, soulignant que l’œuvre est «impossible» et «monumentale». Quand Bryan Perro lui a soumis son adaptation, «une œuvre d’action qui fait tenir Moby Dick très serré sur deux heures», il s’en est réjoui mais a voulu choisir avec lui un angle d’attaque, orientant naturellement son regard vers la victoire de la nature sur l’humain, dépeignant un capitaine Achab en exploiteur graduellement avalé par la puissance de l’environnement qu’il attaque.
Celui qui, dans un épique parcours de vengeance, veut se mesurer au cachalot Moby Dick sera vite dominé par la puissance de l’animal. «L’homme ne gagne jamais quand il cherche à se montrer plus puissant que son environnement», résume Champagne.
L’artiste ne fait désormais qu’un avec le militant contre l’exploitation pétrolière. «Les liens sont évidents, dit-il, entre Moby Dick et mon parcours d’activiste. Achab est un chasseur de baleines à une époque où le cachalot est la matière première de la très rentable industrie de l’huile de baleine: il met la nature en baril comme le font les industries pétrolières d’aujourd’hui. Melville fraie aussi avec la figure tragique du héros conquérant; il aborde la prétention humaine à tout dominer. Je pose un regard critique là-dessus.»
Mais le capitaine Achab et son équipage sont aussi au cœur d’une histoire d’humanité propulsée à ses limites et de spiritualité surgissant au détour des épreuves. Champagne promet de ne pas être manichéen, de se mettre profondément au service de l’œuvre, même si son regard est nécessairement orienté. «Il y a dans cette grande œuvre, dit-il, autant de génie que dans les plus grands textes d’Homère, de Dante ou de Cervantes. Quand j’ai fait l’Odyssée, je me plaisais à dire que j’aurais voulu qu’Homère soit content de mon travail. C’est la même chose avec Moby Dick: j’essaie de faire honneur à Melville. On a un peu écarté la dimension encyclopédique du livre, mais on ne réduit jamais le personnage. Achab est aussi complexe qu’Hamlet, il a aussi en lui des éléments de Macbeth; il a toute la complexité des grands héros tragiques, avec beaucoup d’emprunts bibliques et de spiritualité. Il faut aménager un espace pour que tout cela se déploie puissamment.»
Le personnage ne se résume effectivement pas au bloc de colère et d’autorité que l’on perçoit souvent. Achab, c’est aussi l’homme devant la mort de Dieu, «un homme d’absolu, un grand parleur, un homme dont le discours évoque la mégalomanie de l’homme d’aujourd’hui. C’est l’homme-Messie, qui fascine les troupes, celui que l’on cherche partout et vers lequel on se tourne pour se rassurer sur la grandeur humaine: c’est Mylène Paquette qui traverse l’Atlantique à la rame».
Normand D’Amour y trouvera sans doute l’un des plus grands rôles de sa carrière. Le comédien observe Achab d’un regard intimiste, s’émouvant de sa solidité psychologique, de son absence de peur, de sa détermination et de son combat contre les dieux. «Je suis un acteur absolument ancré dans mon vécu – c’est toujours à partir de moi que j’analyse et interprète mes personnages. J’ai été un enfant fragile et terrifié, qui a pissé au lit jusqu’à 11 ans, alors le fait que le capitaine n’ait absolument peur de rien, ça me touche profondément parce que c’est très proche de moi qui ai appris à abandonner la peur. Qu’il soit athée et qu’il combatte les dieux, c’est aussi très proche de moi. Je joue sa colère contre Moby Dick en l’appuyant tout à fait sur ce combat contre la religion.»
«La nature humaine aime se mesurer à l’impossible», dira le metteur en scène quand on lui demande de raconter le caractère épique de son spectacle. Car en termes scéniques, il y a effectivement beaucoup d’impossibles: Moby Dick est une immense baleine qu’il faut bien faire exister sur scène d’une manière ou d’une autre, comme il faut plonger le plateau dans une ambiance de puissance marine. Plus facile à dire qu’à faire.
«On a fait le choix de l’épique et de l’ampleur, dit-il, mais c’est quand même de l’artisanat. Une forme d’artisanat flamboyant, comme le dit Alexis Martin. Ce que je veux, c’est qu’on reconnaisse la force des profondeurs en même temps que la petitesse de l’humain devant cette puissance, même si l’homme n’y perd pas sa prétention.»
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Au Théâtre du Nouveau Monde (TNM) du 22 septembre au 17 octobre