Five Kings : Rois d'un monde en déclin
Scène

Five Kings : Rois d’un monde en déclin

Pouvoir, trahisons, mésalliances et chutes successives. En créant Five Kings, bricolant cinq longues pièces historiques de Shakespeare dans un spectacle d’à peine cinq heures, le Théâtre PAP révèle et éclaire des mécanismes politiques vieux comme le monde. Discussion avec l’auteur Olivier Kemeid, le comédien Patrice Dubois et le concepteur Martin Labrecque.

Vous ne connaissez probablement pas l’intrigue de Richard II. Ni celle d’Henri VI, que Shakespeare a écrite avant toutes les autres et qui, de l’avis unanime, souffre de plusieurs incohérences et de défauts de fabrication probablement attribuables à son processus d’écriture hautement collectif. Elle est pourtant essentielle à connaître pour mieux comprendre Richard III, le chef-d’œuvre qui clôt le cycle (si on l’envisage selon la véritable chronologie historique). Shakespeare lui-même n’a jamais imaginé qu’on puisse jouer le cycle complet selon la chronologie de la succession des rois d’Angleterre, mais c’est bien le projet démesuré auquel s’attaquent Olivier Kemeid (texte) et Patrice Dubois (direction artistique), accompagnés du concepteur Martin Labrecque et de Frédéric Dubois à la mise en scène. Ils y travaillent avec acharnement depuis cinq ans, entre le Québec et l’Europe (la pièce est coproduite par le Théâtre de poche de Bruxelles et a bénéficié d’étapes de création à la Charteuse de Villeneuve-lès-Avignon).

Jean-Marc Dalpé et Patrice Dubois dans Five Kings / Crédit: Claude Gagnon
Jean-Marc Dalpé et Patrice Dubois dans Five Kings / Crédit: Claude Gagnon

 

Shakespeare est à la mode. Il l’a certes toujours été, mais on assiste depuis quelques années à une vague sans précédent de relectures qui font de ses tragédies historiques des pièces infiniment fécondes à mettre en parallèle avec notre époque: l’exemple canonique étant les marquantes Tragédies romaines du metteur en scène amstellodamois Ivo van Hove. Avec leur cycle des rois qui enfile Richard IIHenri IVHenri VHenri VI et Richard III, Kemeid et les frères Dubois veulent parler du monde actuel et situent l’action des années 1960 jusqu’à aujourd’hui. L’ennemi à abattre n’est plus la France, mais bien le Moyen-Orient, «grand adversaire fantasmé de l’Occident des dernières décennies, générateur de toutes les grandes peurs de la société actuelle». C’est Olivier Kemeid qui parle, enthousiaste et éloquent, comme toujours.

Il a pris des tonnes de libertés de ce genre, à l’image d’Orson Welles qui a été la première inspiration de ce projet. Le célèbre cinéaste avait créé en 1939 à Broadway un spectacle similaire, qui fut un échec cuisant. «Il avait été trop avant-gardiste», dit Kemeid.

Patrice Dubois / Crédit: Jean-François Brière
Patrice Dubois / Crédit: Jean-François Brière

Patrice Dubois: «Outre les enjeux politiques et sociaux, ce qui ressort dans l’écriture d’Olivier, c’est la famille, la transmission d’une génération à l’autre. La structure de notre pièce est vraiment construite à partir de l’arbre généalogique. Welles voulait faire ce projet essentiellement pour jouer Flastaff, mais aussi pour faire incarner la figure du père trahi, puis celle du fils qui trahit le père, celle du fils raté qui essaie de prouver qu’il est quelqu’un. Notre spectacle passe de l’aïeul au fils, à travers une série de transmissions et d’alliances.»

Ce sera un spectacle fluide, qui donnera certainement lieu à de mémorables performances d’acteurs. Etienne Pilon et Emmanuel Schwartz, notamment, prennent les traits des rois, dans une pièce que l’équipe a voulue ancrée dans la

Martin Labrecque / Crédit: Mathieu Poirier
Martin Labrecque / Crédit: Mathieu Poirier

prise de parole directe et dans un rapport de proximité avec le public. Comme le dit Martin Labrecque, «quand on va au Globe à Londres, on constate tout de suite à quel point le rapport scène-salle est direct. Même si c’est énorme et que les gradins montent haut, les spectateurs restent hyperproches de la scène. On s’est inspirés de ça. L’espace est relativement petit, il y a un certain minimalisme, mais également des esthétiques affirmées pour chacune des cinq pièces».

«La simplicité est en effet le mot d’ordre, explique Patrice Dubois. Parce qu’on ne voulait pas faire ce qu’on essaie de dénoncer. Cette pièce montre la vie du 1%, des nantis et des puissants de ce monde, souvent à partir du point de vue du 99%. Or, on ne pouvait pas raconter ça avec les moyens du 1%, en agissant tout à coup comme des suprémacistes de la scène avec une machinerie technologique trop imposante. C’était important pour nous de ne pas concevoir une méga-entreprise alors qu’on essaie de dire qu’il ne faut pas céder à un monde où le seul modèle est celui-là.»

 

 

5 rois, 5 décennies

Olivier Kemeid / Crédit: MH de Carufel
Olivier Kemeid / Crédit: MH de Carufel

Même si la pièce d’Olivier Kemeid ne nomme pas d’hommes politiques modernes et cherche à demeurer la plus ouverte possible pour inspirer diverses interprétations, Five Kings propose clairement de traverser 50 années de mutations sociales en Occident, des années 1960 aux années 2000.

 

Richard II: les années 1960

«C’est une période, où, à mes yeux, la politique institutionnelle est encore légitime, où les fonctions de premier ministre ou de président ne sont pas entachées et semblent encore avoir un réel impact sur l’ordre du monde. Je pense à Lesage chez nous en pleine Révolution tranquille, ou au gouvernement Kennedy aux États-Unis, même au Nixon d’avant le Watergate. Ce sont des hommes politiques forts, qui évoluent dans un climat de respect des institutions politiques. Aujourd’hui, on a basculé dans l’extrême opposé: on verra progresser cet amenuisement du politique au fil de la pièce.»

Henri IV: les années 1970 et la contre-culture

«Dans Henri IV, la légitimité des années 1960 commence à être mise à mal: c’est le scandale du Watergate, la fin de la Révolution tranquille, le mouvement de bascule vers l’utopie collectiviste des années 1970. Henri IV, c’est ça: Shakespeare fait évoluer le roi avec Falstaff dans les tavernes où il glorifie alcool, plaisirs de la chair, dans une ambiance franchement rabelaisienne. Pour nous, Falstaff est carrément un hippie.»

Emmanuel Schwartz (Henri IV) et Jean-Marc Dalpé (Falstaff) / Crédit: Claude Gagnon
Emmanuel Schwartz (Henri IV) et Jean-Marc Dalpé (Falstaff) / Crédit: Claude Gagnon

 

Henri V: les années 1980 et l’individualisme 

«Les années 1980 sont des années d’échec. L’échec du référendum et des utopies collectives, le retour à une droite plus agressive, la naissance de Wall Street, la privatisation du monde: on est dans Henri V dans un monde de cash et aussi de cocaïne, où on assiste clairement à une individualisation des comportements. Le plaisir libre et collectiviste des années 1970 a cédé la place à un plaisir plus individualiste qui est davantage de l’ordre de la fuite.»

Henri VI: les années 1990 et la mondialisation

«Le chaos dans lequel est plongé Henri VI est celui de la mondialisation qui crée un bordel, un tourbillon social, notamment le mouvement altermondialiste. Mais c’est aussi la montée d’un nouvel extrémisme religieux par la figure de Jeanne d’Arc, qui s’appelle Djihan dans notre version. Au fond, Jeanne d’Arc était une terroriste, elle allait faire exploser tout le monde. Notre regard sur elle ne plairait pas à certains cathos, mais tant pis.»

Richard III: les années 2000 et l’individu-média

«Richard III est notre contemporain, ça nous est apparu d’une grande clarté. Le roi bossu et mal-aimé invente le marketing politique: il est constamment dans la fabrication de soi devant son public. Richard, pour nous, est un individu-média, qui parle à son peuple directement par l’entremise de la publicité et des réseaux sociaux.»

 

 

 

Aux origines du projet, la pièce d’Orson Welles

Five Kings (1938). Falstaff (Orson Welles) et Prince Hal (Burgess Meredith).
Five Kings (1938). Falstaff (Orson Welles) et Prince Hal (Burgess Meredith).

La vie d’Orson Welles n’est pas des plus reluisantes lorsqu’il fomente en 1938 le projet Five Kings. Il boit beaucoup et traverse une période créative difficile, ne récoltant pas l’appui de la critique ni du public. Five Kings aura été un échec retentissant. Mais la pièce fascine Patrice Dubois depuis longtemps. «C’était une grosse audace pour les années 1930», dit-il.

Pour lui, il n’a jamais été question de compléter le montage de Welles, mais plutôt de s’en servir comme bougie d’allumage. «On a aimé le style, le rythme, les ellipses, la liberté à l’égard de Shakespeare. C’est aussi en lui qu’on a trouvé le cœur de notre récit: la trahison, la lutte des classes, la petite histoire dans la grande, la quête du fils.»

Welles est aussi une grande inspiration pour le concepteur d’éclairages Martin Labrecque. «C’était la première fois dans le théâtre américain, explique-t-il, que la lumière était utilisée de manière dramaturgique, qu’elle était utilisée pour créer de l’émotion. Certains disent qu’Orson Welles est l’un des inventeurs de la mise en scène contemporaine. Il était en tout cas un précurseur de ce qu’on appelle l’écriture scénique: une manière de convier tous les éléments de la scène dans l’écriture même du spectacle.»

 

 

Five Kings – L’histoire de notre chute
À l’Espace GO du 20 octobre au 8 novembre