Annabel Soutar : Nager dans le tumulte
Scène

Annabel Soutar : Nager dans le tumulte

Grande prêtresse du théâtre documentaire à Montréal, Annabel Soutar vit une année tumultueuse en menant de front trois projets, réfléchissant à l’eau douce, à l’hydroélectricité et à l’affaire Villanueva. Regards croisés.

Elle a enquêté sur l’effondrement du viaduc de la Concorde (Sexy Béton) et décortiqué les frasques de Monsanto (Grains), entre autres. La compagnie Porte Parole, qu’Annabel Soutar dirige en étroite collaboration avec son comédien de mari Alex Ivanovici, fait un théâtre de «dialogue politique», un théâtre documentaire qui s’appuie toujours sur de longues enquêtes dans laquelle Soutar s’implique corps et âme, avant de les faire reconstituer sur scène par une troupe de comédiens, souvent bilingues.

Anglomontréalaise qui est passée par New York et a fait ses études à Princeton, Soutar incarne la montréalité dans tout son être. Dès son premier spectacle sur la campagne électorale de novembre 1998, alors qu’elle parlait très mal le français, elle a ancré son travail dans un dialogue avec la scène francophone et voulu représenter la dualité linguistique québécoise. «C’était naturel, dit-elle. Sexy Béton est le spectacle le plus frontalement bilingue de notre répertoire, mais ces dernières années on a davantage tendance à faire deux versions de nos pièces, pour aller chercher chacun des publics dans sa langue. C’est le cas du Partage des eaux, qui prend l’affiche ce mois-ci à Montréal en français, mais qu’on a créé en anglais à Toronto cet été. Je pense qu’une conversation entre le Québec et le ROC doit être favorisée. Si quelqu’un comme moi qui parle les deux langues est en mesure de jouer un petit rôle, pourquoi pas.»

Le partage des eaux: emblématique de la manière Soutar

Mis en scène par le Torontois Chris AbrahamLe partage des eaux (The Watershed) est une vaste enquête qui a mené Soutar de Toronto jusqu’en Alberta, enquêtant sur les liens mystérieux entre l’arrêt du financement de la recherche scientifique dans la région des lacs expérimentaux (Kenora, Ontario) et les impératifs de la puissante industrie des sables bitumineux de l’Ouest canadien. Une aventure à teneur écologiste dans un cadre intimiste et familial. «J’ai tout de suite vu, dit-elle, les dilemmes passionnants dans lesquels ce sujet allait m’entraîner. Il y avait choc entre nos valeurs de protection des habitats naturels et nos valeurs de développement économique. Et j’ai tout de suite senti qu’avec un tel enjeu, si important pour l’avenir du pays, il fallait impliquer les citoyens de demain. Mes enfants sont donc de cette aventure; ils ont joué les intervieweurs. Je n’ai jamais fait un spectacle aussi personnel.»

C’est bien là l’une des caractéristiques principales du théâtre documentaire façon Annabel Soutar. Si elle recherche une certaine objectivité, ou, disons, une quête d’équilibre et de perspective, elle n’envisage pas ses enquêtes autrement que dans une grande implication personnelle. «Au début, je cherchais la plus pure objectivité, précise-t-elle. Mais au fil des années, j’ai préféré mettre la personne qui réalise l’enquête au cœur des spectacles. C’est très important que les spectacles soient intimes: c’est ce qui distingue le théâtre documentaire du travail du journaliste de la presse écrite.»

 

New York en filigrane

Porte Parole est aussi exemplaire d’une esthétique de théâtre documentaire à l’américaine, dans laquelle les propos des différents intervenants sont toujours restitués à travers le filtre du jeu de l’acteur. Contrairement aux grands noms du théâtre documentaire en Europe (au premier chef le Suisse Stefan Kaegi) qui n’hésitent pas, par exemple, à inclure à leur trame dramatique des extraits sonores ou filmiques de leurs entrevues, Annabel Soutar croit dur comme fer aux bienfaits d’une distance critique par l’entremise du travail du comédien. Elle s’inspire d’une école de pensée new-yorkaise, notamment du travail d’Anna Deavere Smith, connue pour ses pièces-chocs sur les tensions raciales aux États-Unis.

«J’aime le filtre que l’art pose sur le réel, explique-t-elle. C’est aussi une manière de dire au public que ce que je présente n’est pas la réalité; c’est ce que j’en retiens, ce que j’en comprends, ce que j’en dégage, et aussi ce que les acteurs et le metteur en scène en comprennent et désirent en restituer. Mettre un acteur dans les chaussures d’une personne réelle pour l’encourager à une réelle écoute de ses propos, je pense que c’est une posture très politique.»

«Ouverture» et «dialogue» sont les maîtres mots. L’auteure souhaite d’ailleurs que les spectateurs du Partage des eaux les gardent particulièrement en tête. «Ce spectacle n’est pas une croisade anti-Harper, même s’il s’attaque de près à ses décisions de couper la recherche scientifique. Or les enjeux sont plus complexes que ça, et d’ailleurs je suis heureuse que le spectacle soit présenté maintenant qu’il n’est plus premier ministre. Ça permettra au public un regard moins partisan, plus profond.»

En route vers J’aime Hydro et Fredy

En plus de s’ouvrir aux langues et aux textures montréalaises dans toute leur diversité, Porte Parole a développé au fil des ans un goût pour les collaborations avec des artistes aux profils divers. C’est ainsi qu’après avoir fait du metteur en scène Chris Abraham un allié naturel, Annabel Soutar a confié cette année une enquête à Christine Beaulieu et une mise en scène à Marc Beaupré.

Déjà sensibilisée à l’enjeu de la protection de la rivière Romaine, Christine Beaulieu joue à l’enquêteuse depuis plusieurs mois pour créer J’aime Hydro, dont la mise en scène sera signée Philippe Cyr. La première partie, présentée au dernier OFFTA, nous a permis de découvrir une forme théâtrale documentaire inusitée s’inspirant de la série radiophonique américaine Serial pour inventer une forme de théâtre sonore qui pourra être diffusée en plusieurs épisodes sur scène comme en baladodiffusion. Mais c’est le fond qui compte: Beaulieu cherche notamment à interroger le désir de surproduction d’Hydro et son appétit à installer de nouveaux barrages.

«Maintenant que le prix de la production est très bas sur le marché nord-américain, quel est le raisonnement économique pour justifier qu’Hydro continue de se développer autant? demande-t-elle. La réponse à cette question demeure nébuleuse; or Hydro est une société d’État qui doit rendre des comptes à ce sujet. C’est aussi une réflexion autour de l’idée qu’une institution publique se privatise et agit pour des intérêts privés plutôt que pour des intérêts vraiment collectifs. Si ce glissement se produit pour vrai, il faut poser des questions. Je tente de le faire à partir des informations dont je dispose, sans être spécialiste de ce sujet complexe.»

En mars à La Licorne, c’est le metteur en scène Marc Beaupré qui instaure une nouvelle création qui risque de faire jaser. Fredy est une pièce documentaire qui s’intéresse au meurtre de Fredy Villanueva en le soumettant au dialogue avec une trentaine de jeunes de 16 et 17 ans. Pour Soutar, c’est une occasion «d’explorer la relation entre le Québec et ses communautés immigrantes tout en réfléchissant à la loi, la justice et la violence». Ça promet.

 

Le partage des eaux, du 17 au 28 novembre à l’Usine C.

 

J’aime Hydro est en cours de création. Participez à son sociofinancement au http://haricot.ca/project/j-aime-hydro

 

Fredy est à l’affiche de La Licorne du 1er au 26 mars 2016.