Entrevue avec Nicolas Berzi : Héroïnomanes sous la loupe
C’est l’un des jeunes artistes interdisciplinaires à surveiller sur la scène montréalaise : Nicolas Berzi manipule sons, images, corps et voix pour raconter la marginalité urbaine et y trouver un miroir de nous-mêmes. Après l’érotisant Peep show, voici Héroïne(s), une aventure d’intoxication par le théâtre.
Dans Peep Show (à ne pas confondre avec le spectacle du même titre par Marie Brassard), Nicolas Berzi montrait la réalité d’une danseuse nue en utilisant la vitre du peepshow comme structure écranique, devenant peu à peu surface virtuelle où se déploie une consommation érotique et pornographique en ligne. Il brouillait les frontières entre le théâtre et la danse érotique, plaçant le spectateur dans la position dérangeante du client. C’est l’une des caractéristiques de son travail: utiliser la technologie pour immerger le spectateur dans une sensorialité profonde et éventuellement semer en lui la graine d’une réflexion sur son propre rôle dans les phénomènes de la marginalité urbaine.
«Dans le cas d’Héroïne(s), dit-il, j’essaie de produire des états, de transposer les états du toxicomane par le jeu des éclairages et par la vidéo, mais aussi par la démarche physique des comédiens et leur énonciation parfois hachurée. Il s’agit de faire ressentir, de transposer chez le spectateur les grands états de l’intoxication, en essayant de condenser une année complète d’intoxication en une heure trente. Il va sans dire que ça crée une dramaturgie fragmentaire, constituée de moments d’intensité brutalement rompus.»
Depuis des mois, Berzi et ses comédiens s’intéressent aux héroïnomanes. Leur démarche n’est pas celle du journaliste: ils ne sont pas allés à la rencontre des drogués du square Viger pour cueillir leurs confidences. «On a plutôt consulté, dit-il, des sources cinématographiques et télévisuelles. On s’est intéressés à la manière dont la culture médiatique documente le phénomène, jetant aussi un oeil au travail de nombreux photographes et d’artistes visuels. On se demande quel impact a la figure de l’héroïnomane sur les formes, comment ça nourrit des démarches artistiques et finalement comment on peut les transposer avec les moyens des arts vivants. Étrangement, l’héroïnomane n’est pas très présent au théâtre, et quand il l’est, il est une figure diffuse et stéréotypée.»
Les comédiens Pascal Contamine, Livia Sassoli et Marie-Laurence Lévesque jouent donc sur scène les junkies, chacun enfermé dans un cercueil d’où ils reposent après une overdose. Dans une succession de courts monologues, ils discutent des paradoxes de la dépendance, entre leur quête d’absolu et leur conscience de s’autodétruire. «L’héroïne invite à réfléchir à ses grandes dichotomies, dit le metteur en scène. Elle peut être vue comme une expérience glamour chez les artistes, notamment les jazzmen d’une autre époque. Mais de l’autre côté, elle est associée à la déchéance et à la destruction. Je me suis passionné par ce grand spectre de perceptions de l’héroïne; c’est très vaste.»
L’héroïnomane, il est vrai, peut-être un excessif en quête de vie, de passion, de plus grand que soi, même s’il connaît les dangers de mort qui le guettent. Berzi et sa troupe s’intéressent à la figure de l’héroïnomane dans sa totalité, mettant au même niveau la réflexion sociologique, médicale, psychologique et artistique. «La question de la drogue comme médicament ou comme soulagement, notamment, m’intéresse beaucoup. La drogue est à la fois le remède et le poison.On aborde la question de la drogue sans la juger, sans avoir un regard négatif ou positif. C’est une façon pour nous d’éclairer notre rapport à toutes les dépendances.»
Berzi, pourrait-on ajouter, questionne aussi son rapport à l’art en se projetant dans la figure de l’héroïnomane. Il dit croire que «la quête du buzz et la quête du créateur se ressemblent». «Je tombe souvent comme créateur dans des highs et des downs, des moments où j’ai l’impression de prendre le contrôle. On s’inclut nous-mêmes dans le questionnement. On a même laissé des traces de certains débats très animés qui ont eu lieu entre nous.»
Ce sera un spectacle éclaté, faits de tableaux vivants qui s’entrechoquent. «Comme créateur je ne crois plus à la fable. On ne vit pas nos vies de manière linéaire et il n’y a aucune raison que le théâtre soit narratif. Le spectacle ne respecte pas de temporalité; on s’attarde a vivre des choses, à créer des états, à balayer les choses du regard. On construit des personnages, on les déconstruit. On s’amuse à voyager dans différentes formes, du réalisme vers le symbolisme, en passant par le grotesque, le décrochage, le poétique, puis le tragique plus normatif, à travers une polyphonie scénique.»
Au Théâtre La Chapelle jusqu’au 21 novembre.
Une production Artiste Inconnu.