Faire du théâtre « inclusif », c’est tout naturel / Un texte d’Amanda Kellock
Le récent congrès du Conseil québécois du théâtre (CQT) abordait l’épineuse question de la sous-représentation de la diversité culturelle sur nos scènes. Nous poursuivons une série reprenant les prises de parole de ce rassemblement par un texte d’Amanda Kellock, directrice du Theatre Repercussion, sur les distributions mixtes et métissées qui caractérisent son travail.
Quand Amanda Kellock met en scène Shakespeare ou Molière dans les parcs montréalais, elle le fait de plus en plus souvent en recourant à des acteurs d’origines diverses. Et surtout, elle le fait tout naturellement. Elle est encore l’une des rares artistes à avoir développé ce réflexe sur la scène montréalaise. Le CQT, qui proposait deux jours de réflexion collective sur le thème de la diversité culturelle dans le théâtre québécois, lui a offert son micro pour un témoignage et une invitation au changement.
Comédienne et metteure en scène, Amanda Kellock est diplômée en théâtre de l’Université Concordia et de l’Université d’Ottawa. Elle a travaillé avec des compagnies incluant Geordie Productions, Theatre Lac-Brome, Centaur, et Playwrights’ Workshop Montreal comme comédienne, metteure en scène et dramaturge. Elle dirige le Theatre Repercussion, dont la mission est de jouer Shakespeare pour un vaste public l’été dans les parcs de Montréal.
POUR UN THÉÂTRE TOUT SIMPLEMENT INCLUSIF
Un texte d’Amanda Kellock
Je me sens parfois mal à l’aise avec cette idée « d’inclusion ». Car elle suggère que je suis membre d’un groupe qui a une autorité sur les autres, qui peut donner à cette altérité la permission d’en faire partie. Comme directrice artistique du Théâtre Repercussion, j’ai effectivement ce pouvoir. Pourtant, comme femme qui essaie de faire du théâtre en anglais au Québec, je me sens rarement comme étant dans une position de pouvoir. La diversité, ça m’inclut aussi. C’est un joli paradoxe.
Heureusement, je suis la directrice artistique d’une compagnie qui se consacre à Shakespeare (un dramaturge qui adore les paradoxes).
Le Théâtre Répercussion a été fondé en 1988 par un groupe de diplômées de la section anglaise de l’Ecole Nationale de Théâtre qui n’avaient pas envie d’attendre la permission de leurs aînés pour jouer des grands rôles shakespeariens. La création même de la compagnie était un acte d’inclusion. La toute première pièce de notre série Shakespeare in the Park a été mise en scène par une femme, Julie Miller. Le premier directeur artistique de la compagnie fut Cas Anvar, un jeune comédien né au Canada et d’origine iranienne, ce qui a laissé une empreinte durable sur la compagnie. Pendant longtemps, Cas jouait les rôles principaux. Quand j’avais 15 ans, je l’ai vu interpréter le roi d’Ecosse. Le rôle de Banquo était joué par Vik Sahay (un comédien de descendance indienne). Il ne m’est jamais passé par la tête de questionner le fait qu’ils n’étaient pas Écossais.
Il y a 11 ans, j’ai commencé à jouer avec la compagnie, et ce fut une expérience extraordinaire. C’était exaltant : apporter le théâtre aux gens, dans leurs propres parcs, jouer pour un public qui n’a pas nécessairement accès au théâtre, me trouver bien accueillie et grandement appréciée par chaque communauté. Ces premières années m’ont appris que ces publics sont prêts à tout, qu’on ne peut jamais présumer que Shakespeare est trop complexe pour eux. Rien ne l’est.
Quand pour la première fois j’ai été engagée comme metteure en scène, c’était la première incursion pour Repercussion dans l’univers de Molière : une production bilingue de Scapin. Je l’ai traduite en anglais, et j’ai engagé une équipe d’acteurs qui ont eu la mission de jouer dans les deux langues, une douzaine de représentations en anglais, une douzaine en français. C’était une rencontre féconde. Comme artistes anglophones et francophones, on se demandait tout le temps: «Comment est-ce possible que nous n’ayons jamais encore travaillé ensemble?»
C’était aussi la première fois que j’ai osé féminiser les personnages centraux d’une pièce classique. Géronte est devenu Madame Géronte et j’ai adapté le texte pour qu’Hyacinthe et Octave échangent leurs rôles pendant le spectacle. La comédienne qui jouait Hyacinthe a donc eu la chance de se joindre aux gars pour quelques aventures, et le comédien qui jouait Octave est devenu une femme douce et dévouée. De toute ma carrière, c’est l’une des choses dont je garde les meilleurs souvenirs. Je l’ai refait ensuite avec des textes de Shakespeare. Le Barde a bien sûr écrit des rôles étonnants pour les femmes, mais il était limité dans ce qu’il pouvait accomplir, à son époque. Aujourd’hui, je profite de la chance qui m’est offerte de prolonger les idées de Shakespeare, de le faire aller plus loin que ce qu’il pouvait lui-même faire.
J’ai été invitée ici principalement en raison de la pièce que j’ai montée cet été, Twelfth Night, dont la distribution était très «diversifiée» sans aucune référence culturelle directe ou déclarée. Mais je n’ai pas située l’intrigue au Mexique ou au Maroc. Pour moi, de toute façon, le théâtre prend place dans un univers parallèle – un espace mystérieux où se rencontrent l’univers de l’auteur et le monde réel. Si nous situons toujours les pièces de Shakespeare en Angleterre en 1600, si nous ne proposons rien d’autre aux communautés vers lesquelles on amène nos spectacles, pourquoi devrions-nous attendre que notre public nous soit fidèle?
Shakespeare est un monstre de la littérature et tout le monde a une opinion tranchée sur la façon dont ses pièces devraient être représentées. Trop souvent encore, on conteste les actualisations de son œuvre pour des raisons de fidélité historique. Or, Shakespeare lui-même ne se souciait pas d’exactitude historique. Il utilisait l’histoire comme prétexte pour parler de son temps. Parce que Shakespeare savait que le rôle du théâtre est toujours de s’adresser au présent. Comme le dit Hamlet, «le théâtre, dès l’origine comme aujourd’hui, a pour objet d’être le miroir de la nature».
Comme Shakespeare, j’essaie de tendre un miroir au monde qui m’entoure. Ce monde imparfait, complexe et, oui, diversifié. Et ce que j’essaie de faire, c’est de remettre en question ce que nous considérons comme étant la norme. À l’époque de Shakespeare, l’homme blanc était la couche de fond sur laquelle chaque autre être humain était représenté; c’était lui le matériau primaire avec laquelle toute l’humanité était construite sur scène. À ma propre manière (minuscule et peut-être maladroite), j’essaie de contester cette notion.
Parce que oui, je suis dans une position de pouvoir; ET je connais aussi l’exclusion.