Les événements, ou la mécanique de la tuerie
Un jeune homme entre dans la salle de répétition d’une chorale et fait feu. Acte isolé d’un tireur fou ou geste de désespoir dans une société aux standards inatteignables? Emmanuel Schwartz, qui joue ce personnage dans la pièce Les événements, de David Greig, a quelques pistes de réponses à cette grande question.
Juste avant l’entrevue, Emmanuel Schwartz me titille sur Facebook en m’envoyant une photo de sa nouvelle tignasse blonde platine : un changement de look saisissant pour ce rôle de tireur marginalisé dont la personnalité est lointainement inspirée du Norvégien Anders Breivik. Je m’étonne un peu, sachant que le texte de l’Écossais David Greig s’inspire de la tuerie d’Utoya sans pour autant la reproduire et sachant qu’il n’incarnera pas sur scène Breivik lui-même. «Mais dans ce look, me répond-il, on voit aussi une figure de jeune homme marginalisé, de jeune Blanc délinquant aux cheveux blonds et à la colère palpable. C’est le jeune homme blanc qui s’oppose au multiculturalisme et qui craint la différence. On a voulu s’inscrire, volontairement et consciemment, dans un réseau de références à cette figure du jeune homme en colère.»
C’est le choix qu’a fait le metteur en scène Denis Bernard, au contraire de certains metteurs en scène européens qui ont choisi le contraire, faisant du tueur une figure marginalisée parce que d’origine afro-américaine ou arabe. «De notre côté, on ne voulait pas insister sur l’ethnicité et faire de cette différence la seule justification aux gestes déraisonnés du tueur. On a voulu travailler sur des déterminants sociaux autres, plus larges, et inventer un personnage à l’identité plus complexe, jouer avec son ambiguïté.»
Schwartz sera donc ce jeune homme au look adolescent mais au corps et à la voix d’adulte : première étrangeté chez ce personnage troublant qui, on le verra, éprouve un malaise à habiter ce monde. Comme dans le dérangeant monologue Le 20 novembre, de Lars Norén, la tuerie est le geste d’un homme que la société a exclu de différentes manières, l’ultime aboutissement de l’existence d’un laissé-pour-compte.
La pièce de David Greig nous invite à le rencontrer à travers les yeux de la prêtre anglicane qui a survécu aux événements (Johanna Nutter), laquelle mène une enquête qui la mènera jusqu’à son agresseur dans une démarche de résilience. Elle rencontrera plusieurs personnages qui l’aideront à comprendre le tueur (tous interprétés par Schwartz) et qui font de lui un portrait nuancé mais énigmatique. À certains égards construit comme un suspense ou un polar, le spectacle ne fait jamais dans le jugement sentencieux et laisse des portes ouvertes.
Il y a des éléments empruntés directement à la personnalité de Breivik, bien sûr, comme ce parti politique xénophobe au sein duquel le tueur milite. Mais Greig va plus loin, cherchant la source du malaise du tueur dans son incapacité à correspondre aux standards sociaux qui sont les nôtres et dans les excès d’une société consumériste qui marginalise beaucoup de monde. «Je suis la limite du capitalisme, dit-il. Je suis un malaise répandu à la grandeur de l’Europe. Je suis narcissique et orphelin.»
D’ailleurs, plutôt que de s’attaquer à de jeunes gens de gauche, ce trublion-là vise une organisation religieuse hors-norme, dirigée par une prêtre lesbienne qui vit sa sexualité de manière émancipée. C’est ainsi à une société en plein réaménagement de ses valeurs que ce jeune homme réagit, frappant sur une figure déroutante de tradition et de modernité combinées. En filigrane se dresse la question du genre, le personnage de Schwartz vivant lui-même avec un tiraillement identitaire relié à sa masculinité. Obsédé par les muscles et par une image hyper-stéréotypée de la virilité, il perd pied.
Peut-on ainsi comprendre son geste? Est-il même possible de tenter des explications? David Greig pose ces grandes questions de tout leur long. Pour Schwartz, les réponses sont claires. Le comédien s’est approprié le personnage au point de se reconnaître dans sa colère et dans sa radicalisation. «La pulsion de destruction nous habite tous, dit-il, et peut déborder si on ne sait pas la canaliser. D’ailleurs, c’est l’un des sujets qui m’habite depuis longtemps et sur lequel je travaille en amont de plusieurs autres choses. On assume depuis longtemps que le bonheur est l’état ultime de l’humain, qu’il est notre nature. Or la souffrance et la destruction font partie de nous au même titre et je pense qu’il faut les réhabiliter, leur redonner une place sur les pyramides de nos vies pour arriver à composer avec. Avec ce personnage, en tout cas, j’ai fait une démarche d’identification de mes propres souffrances, pour essayer d’y trouver une insatisfaction similaire à celle qui l’a poussé à commettre l’irréparable.»
Auteur des pièces Yellow moon et Midsummer, de récents succès du Théâtre La Manufacture à Montréal, David Greig écrit ici à nouveau dans la forme du théâtre-récit, mettant en scène des personnages qui se racontent plutôt que de vivre les situations dans le temps présent. Cultivant une distance salutaire mais aussi un plaisir à jouer aux frontières du vrai et du faux, il s’amuse aussi cette fois à brouiller ses propres codes, à inventer un nouveau système dramaturgique à partir de ce principe de théâtre puissamment narratif.
En arrière-plan, il y a la musique. La chorale est bel et bien sur scène : une première collaboration avec des chanteurs lyriques pour Denis Bernard, qui disait d’ailleurs au micro de l’émission Plus on est de fous, plus on lit! que ces douces voix permettent une « rencontre du sordide et du sublime ». Voilà l’une des obsessions esthétiques du metteur en scène, qui travaille cet alliage d’horreur et de beauté, ce croisement vif de pulsions de mort et de pulsions de vie, depuis sa mise en scène du Pillowman en 2009.