4:48 Psychose / Pulsion de vie, pulsion de mort
Œuvre testamentaire de la légendaire Sarah Kane, 4 :48 Psychose est présentée à Montréal ces jours-ci dans une mise en scène de Florent Siaud. Discussion perchée entre la vie et la mort.
« À 4 :48 / Quand le désespoir me visitera / Je vais me pendre / Au son du souffle de mon amour ».
Avec son théâtre cru, violent et éclaté, Sarah Kane a tout remué. Une figure de proue de ce qu’on a appelé le théâtre « in-yer-face », dont l’influence ne faiblit toujours pas sur les scènes contemporaines. 4:48 Psychose est sa pièce-testament, rédigée peu de temps avant son suicide et mettant en scène une femme sans espoir dans une conversation hachurée avec son psychiatre. Mais rien de réaliste dans cette écriture qui aligne conversations à une voix, monologues rythmés, listes répétitives et autres fulgurances. Au sein de la compagnie franco-québécoise Les songes turbulents, sous les bons soins du brillant metteur en scène Florent Siaud, la courageuse Sophie Cadieux se risque à jouer cette oeuvre devenue légende en très peu de temps. Une nouvelle traduction par Guillaume Corbeil, maître des structures vertigineuses, promet de nous faire entendre et voir ce texte selon des angles nouveaux.
« J’ai eu un choc, dit Florent Siaud, en voyant Blasté de Sarah Kane dans la mise en scène de Brigitte Haentjens. Mais je me suis d’abord dit que ce n’était pas une écriture pour moi. »
En effet, connu à Montréal pour son travail autour d’Heiner Muller (Quartett), dans une mise en scène conjuguant les destins de Valmont et Merteuil au féminin, ou pour sa mise en scène minimaliste et atmosphérique d’Illusions, du russe Ivan Viripaev, Siaud est un artiste de la délicatesse et de la caresse, peu porté sur les déflagrations violentes. «Mais, poursuit-il, j’ai ensuite relu 4:48 en m’en sentant très proche. J’ai redécouvert ce texte à travers sa qualité d’écriture, qui peut-être m’avait échappé parce que je connaissais davantage Kane de réputation. Autrement dit, comme tout le monde je savais que c’était un chef d’œuvre absolu du théâtre contemporain mais je n’avais jamais vraiment plongé dans le texte.»
Ainsi, loin de rester à la surface de cette œuvre qu’on réduit trop souvent aux circonstances dans lesquelles elle est née et au suicide par pendaison de son auteure dans les semaines qui ont suivi sa rédaction, Siaud a voulu lire en profondeur, interroger les sous-couches de l’écriture, dépasser l’anecdote. L’œuvre est fertile et, surtout, elle porte à diverses interprétations, dans le fond comme dans la forme. «C’est paradoxal, dit-il. On doit prendre en compte le fait qu’elle s’est suicidée, qu’elle a écrit ce texte quelques semaines avant de se donner la mort. Mais en même temps, je pense qu’il est essentiel de s’en détacher pour ne pas l’emprisonner dans la forme du testament. C’est un texte d’une formidable complexité : à la fois y’a des élans de profonde noirceur et à la fois des élans sublimes de mysticisme; une sensation très concrète, très tactile, de toucher la lumière, de toucher une sorte de pureté. Elle est au précipice de la mort mais au bord de la vie, également.»
Dans le programme de soirée de la pièce, le metteur en scène explique d’ailleurs avoir choisi d’éviter la représentation d’une suicidaire en mal d’amour et d’espoir. «La rigueur clinique étant au cœur même de l’écriture de Kane, nous nous sommes dit, avec le scénographe Romain Fabre, qu’il n’était pas nécessaire de la représenter sur scène. Il nous a semblé plus intéressant de déployer autour de Sophie Cadieux l’univers surnaturel et sensuel qui se dégage paradoxalement de ce texte virulent. Kane interroge notre rapport à la sensation, fait de l’être aimé l’objet d’une quête effrénée, essaie de décrire une blessure infinie grâce à un déluge d’images et de mots vertigineux.»
Le chemin qu’il prend est «celui de l’imaginaire» et celui d’une «psychose génératrice d’un univers mental foisonnant». «La folie du personnage n’est pas simplement un symptôme, c’est une vision du monde, dans laquelle sont démultipliées les sensations. Elle donne même accès à un certain rapport érotique au monde, parce qu’elle laisse parler ses fantasmes, les images qui la traversent et qui s’entrechoquent. On essaie d’ouvrir la psychose à ce geyser d’images, ce choc de contradictions, croisant la mort, la vie, le sublime et le comique (parce qu’il faut le dire le texte est parfois très drôle).»
Intimiste, plongeant dans l’intériorité humaine et façonnant une psychologie complexe, ce texte se lit aussi à partir d’un regard social sur les institutions qui tentent de faire correspondre l’humain à des normes strictes, étouffantes pour une Sarah Kane en quête de liberté. La médecine et l’industrie pharmaceutique en prennent pour leur rhume. «Elle montre comment l’institution essaie de dominer, de lobotomiser l’esprit des personnes. Notre société croit de plus en plus que c’est par les médicaments qu’on peut donner du sens au chaos de nos vies, et Kane dénonce ce discours comme un travers de la société occidentale. Le médecin représente aussi des choses plus larges, une certaine forme de domination, plutôt masculine, et aussi une certaine caste qui prétend savoir dicter les normes, décider de ce qui est pathologique ou déviant et de ce qui est la norme. Elle le dénonce parce qu’elle n’arrive pas à trouver sa place dans ces normes; elle essaie de faire entendre sa voix, sa petite musique, sa liberté de femme éprise de désir, de mots et de littérature.»
Femme érudite dont le regard se nourrit du travail d’autres artistes tout en cultivant une puissante singularité, Kane était en effet un oiseau rare. Sa courte vie aura été porteuse d’un souffle révolutionnaire pour le théâtre. Montréal n’y a pas droit assez souvent : profitons de cette production pour aller chercher notre dose.