Doublé Dostoïevski au Prospero
Le grand écrivain russe se dédouble au Théâtre Prospero. Dans la grande salle, l’inclassable Gregory Hlady met son esthétique folle et foisonnante au profit de la pièce Le joueur. Dans la salle intime, le comédien français d’origine kosovare Simon Pitaqaj devient L’homme du sous-sol. Propos croisés.
Ils ne sont pas de la même génération et leur œuvre poursuit des sentiers distincts, mais le Français Simon Pitaqaj et le Québécois Gregory Hlady (dirigeant les comédiens Paul Ahmarani et Evelyne Rompré sur notre photo principale) ont en commun d’avoir été formés auprès du réputé metteur en scène russe Anatoli Vassiliev, où ils ont appris sa méthode unique, faisant du théâtre un espace métaphysique profond et un territoire d’images puissantes, mais surtout un théâtre éminemment physique. Accessoirement, ils partagent aussi une passion pour la musique albanaise!
Le plus jeune des deux, né au Kosovo mais pratiquant le théâtre en France depuis 15 ans, serait d’accord avec le plus vieux pour affirmer que Dostoïevski, c’est «la métaphysique et la philosophie incarnées». Simon Pitaqaj n’a pas encore lu toute l’œuvre de son auteur favori, parce que, dit-il, «il me faudra toute une vie», mais il se passionne pour ses romans explorant « tout autant la psychologie humaine que la spiritualité ou le social et pointant les failles du néolibéralisme ».
« C’est aussi, dit-il, une œuvre qui doit être lue en entier pour bien la cerner. Par exemple, j’ai trouvé des réponses à mes interrogations au sujet des Carnets du sous-sol dans Le rêve d’un homme ridicule. Ce sont des œuvres qui se répondent et qui posent, en dialogue les unes avec les autres, des grandes questions philosophiques. J’aime ses images, sa clarté dans le récit des relations humaines, sa manière toujours ouverte de poser des questions sur le monde. En tant que petit Kosovar qui vient d’un petit village, je suis profondément remué par Dostoïevski qui raconte la Russie urbaine et ample, par exemple. »
Lire Dostoïevski, c’est bien, mais l’utiliser comme matière scénique, c’est encore mieux. Gregory Hlady, qui est également un habitué de la narration raffinée du maître russe, a toujours vanté les qualités de son écriture pour le théâtre. « Il donne vraiment envie, dit-il, d’explorer le mystère de nos existences à travers le jeu d’acteur. Ca va plus loin que les questions morales, que la psychologie : il plonge dans le chaos, dans l’inconnu et dans les paradoxes. À chaque fois, il faut relire Dostoïevski de zéro, il faut le comprendre à nouveau; il n’est jamais pareil. Et puis j’aime l’outrance de ses personnages – des monstres ou des saints, des exubérants, des fous magnifiques. »
L’homme du sous-sol, ou l’homme qu’il ne faut plus détester
Sur la minuscule scène de la salle intime du Prospero, Pitaqaj devient ces jours-ci le personnage colérique des Carnets du sous-sol, un roman en forme de monologue indigné et véhément. L’homme du sous-sol peste contre tout et rien, contre tout le monde et contre lui-même : un personnage généralement considéré comme un monstre méprisant et comme un ermite désagréable. Mais il est évidemment plus que cela : le comédien dit « adorer » ce personnage qui gueule mais qui fait preuve d’une lucidité déconcertante.
« Dostoïevski dit que les gens comme lui sont en voie de disparition. Ma lecture c’est qu’il est bien sûr agaçant et énervant d’un point de vue d’homme social et civilisé, mais pour moi c’est un homme qui vit totalement les choses jusqu’au bout. Il se pose des questions tout le temps, il brandit des paradoxes, il cherche ce qu’est l’humain profondément, il habite son humanité entièrement. Il refuse la vie extérieure mais il refuse aussi son sous-sol; il cherche quelque chose d’autre, quelque chose qui lui échappe. C’est un homme pas arrêté, pas fini. Il n’a pas d’espoir, mais il a conscience de son état. C’est déjà pas mal. C’est un lucide, il sait la place qu’il occupe.»
Pour l’homme du sous-sol, le mal et la douleur sont des choses nobles, quasi-spirituelles. Il ne les refuse pas, les embrasse pleinement. Mais surtout, il les met au service de la critique du monde néo-libéral. « Dostoievski critiquait l’Europe occidentale. Il a souvent un parti-pris pour la Russie qui est à nuancer avec nos yeux d’aujourd’hui mais il critique aussi la Russie et son enfermement dans cette pièce qui se déroule dans un sous-sol obscur et coupé du monde. Moi, au fond, je suis comme lui, j’ai du mal à supporter ce monde porté vers la finance et qui tue l’authenticité de chacun de nous, qui nous fait se cacher dans le conformisme, dans une unité. L’homme du sous-sol cherche la vie telle qu’elle l’est, même avec des ratés, même avec le Mal. »
Également capable d’amour, il finira par parler beaucoup d’une certaine Lisa, prostituée de qui il s’est vraiment entichée. Un homme de paradoxes, disait-on.
Le joueur, ou le casino déglingué
Dans Le joueur, Dostoïevski montre un tout autre visage. Plus frontalement politique, peut-être moins nuancé, il explore les hauts et les bas d’un casino où l’argent circule jusqu’à l’absurdité. Une critique féroce. « À priori je n’aime pas particulièrement ce roman, avoue Gregory Hlady. Il est à côté de tout; l’action ne se déroule pas en Russie; il n’y a pas de questions de foi ou de religion; c’est une œuvre qui est campée ailleurs et j’ai longtemps eu du mal à trouver où. Cyniquement et brutalement, Le joueur parle d’argent, de passion pour la femme et de passion pour le jeu, et de l’idée d’apprivoiser la fatalité. Il l’a écrit par écriture presqu’automatique. Mais je l’ai relu et relu et je n’ai pas su y résister! La critique du capitalisme est particulièrement corsée et elle s’applique bien sûr parfaitement à notre époque.»
Mais le Montréalais Hlady est encore un Ukrainien et c’est en pensant à son pays aujourd’hui attaqué de toutes parts par la Russie qu’il a trouvé un chemin dans cette œuvre pas comme les autres. « Quand il voulait critiquer l’Europe, explique-t-il, Dostoïevski glorifiait de manière extrême la mission des Russes. Dans cette pièce, il décrit son peuple comme passionnel et profondément humain, devant des Français calculateurs et vils. Il était xénophobe et il joue dans ce roman le jeu de la propagande russe, qui est une affaire terrible. Elle se déploie en ce moment contre l’Ukraine et je ne peux pas m’empêcher de faire ce parallèle dans ce spectacle. Quand Dostoïevski dit que la Russie est grandiose, c’est normal qu’on regarde ça aujourd’hui avec scepticisme. C’est un auteur que j’admire profondément mais ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas le critiquer! »
Pour l’amour des formes
Pour Pitaqaj comme pour Hlady, l’écriture foisonnante de Dostoïevski est une invitation à varier les formes théâtrales et à inventer un univers exubérant, loin du réalisme.
Le défi était grand pour le premier. L’homme du sous-sol est un texte intimiste, qu’il pourrait se contenter de jouer sur une chaise comme le font bien des comédiens dans la formule solo. Mais ç’aurait été une grave erreur : l’écriture de Dostoïevski est imagée et appelle à l’éclatement « J’ai mis du temps à trouver une forme, détaille-t-il. Je voulais d’abord faire quelque chose de très intime en y mêlant mes propres textes. Mais je le vois comme un personnage qui a un corps puissant, qui est très charnel, qui a besoin d’agir, qui est dans le faire, qui ne s’arrête jamais. Et je voulais transposer scénqiuement ce que j’appelle son sous-sol intime, montrer son intériorité, le montrer seul avec lui-même en train de se mettre en scène : ça m’a imposé un travail d’images, mais aussi un travail de négociation entre la parole et le mouvement. »
Il y aura également physicalité exacerbée dans la mise en scène du Joueur par Gregory Hlady. Il nous a habitués à des corps pulsionnels, imprévisibles, dominés par l’inconscient et plongés dans un onirisme manifeste. « Il faut s’ouvrir aux mystères », se plait à dire le metteur en scène. « Plus je lisais Le joueur et plus je découvrais qu’en fait il n’y a pas de réponses claires dans ce roman. Il y a une multiplicité que j’essaie de suivre, en restant dans l’incertitude. Je laisse le désespoir suspendu, dans une montagne russe. C’est un texte finalement très varié dans la forme, très polyphonique : une sorte de jeu de hasard jubilatoire! »