Danse urbaine : De Hollywood à Lévis
Scène

Danse urbaine : De Hollywood à Lévis

Hip-hop, locking, waacking, breakdance. Peu importe l’appellation, ou en fait le sous-genre, la danse urbaine soulève les foules et suscite une certaine forme de snobisme chez l’intelligentsia. Un non-sens, à la lumière de nos entretiens avec ces trois figures de proue québécoises. 

Tout commence dans les rues d’un New York plus sale à la fin des années disco, presque simultanément avec la naissance d’un nouveau genre musical: le rap. Les origines – la genèse – sont difficiles à cerner par les historiens, mais Guildo Griffin, autodidacte et fondateur du Studio Party Time, se souvient avec lucidité de sa découverte du breakdance. «J’ai commencé en 1984. Mon premier contact a été Lionel Richie aux Jeux olympiques de Los Angeles, à la cérémonie de clôture, lorsqu’il a chanté All Night Long avec à peu près 100 breakdancers sur scène. Ils tournaient sur la tête, sur un bras, sur le dos, et moi je regardais ça avec mon frère en me disant: « Faut que j’essaie de faire ça ». Le lendemain, on est allés se chercher des boîtes de carton.»

Studio Party Time en compétition à Atlantic City en 1998, À l'extrême gauche: Guildo Griffin (Archives SPT)
Studio Party Time en compétition à Atlantic City en 1998, À l’extrême gauche: Guildo Griffin (Archives SPT)

À l’origine, Party Time c’était le nom d’une troupe, d’une gang de chums aux origines hétéroclites qui avaient eu la chance de se trouver dans un Sainte-Foy déjà assez ouvert sur le monde. «Je suis devenu ami avec des Haïtiens, des Africains, des Grecs et d’autres Québécois qui dansaient eux aussi. T’avais des gars qui faisaient du popping, d’autres qui avaient un style plus près des arts martiaux et moi je venais du breakdance.» Rapidement, le groupe s’engage dans des compétitions en plus de se produire dans les bars locaux. À cette époque, sans le sou, ils s’infiltrent clandestinement dans les salles de classe du Cégep St. Lawrence et de l’Université Laval pour pratiquer. Alors qu’ils sont continuellement expulsés, Guildo pense à une solution: ouvrir sa propre école. Porté par la vague des Backstreet Boys d’alors, le succès est retentissant, immédiat. Il changera la vie de plusieurs jeunes, dont Nicolas Bégin, son fils spirituel, son héritier, un bachelier en finances qui fondera des dizaines d’années plus tard la compétition Hit the Floor à Lévis après avoir participé aux téléréalités So You Think You Can Dance et America’s Best Dance Crew. «Quand j’ai vu Guildo tourner sur sa main pour la première fois, je me suis dit: « Ayoye! C’est ça que je veux faire ». Je voulais devenir cool comme lui et j’ai rapidement vu l’aspect plus sexy pour un danseur masculin de faire du breakdance.»

Nicolas Bégin (Crédit: Durocher Studio)
Nicolas Bégin (Crédit: Durocher Studio)

En 20 ans, le grand-père autoproclamé de la danse à Québec estime avoir formé 30 000 jeunes, dont la pétillante Édith Collin Marcoux, employée de Marie Mai et actrice dans Step Up 5. Idem pour Marie-Odile Haince-LeBel de la compagnie District Mao, une femme d’affaires qui a ouvert son propre centre de formation à Lévis en plus de se démarquer aux championnats de monde et à America’s Got Talent avec son style archi précis qui mélange cheerleading et danse hip-hop.

Mutation perpétuelle

En osmose avec son temps, flexible aux tendances musicales comme vestimentaires, la danse urbaine se réinvente constamment. Les codes du breakdance se voient continuellement bonifiés par des positions de base qui s’ajoutent au répertoire, contrairement (par exemple) au ballet dont le lexique demeure plus rigide, comme figé dans le temps. «Moi-même, je ne comprends pas toute l’évolution qu’il y a eu. C’est tellement rendu complexe, illustre Nicolas Bégin. Y a eu l’époque des power moves, où est-ce qu’on voyait un gars tourner sur la tête, faire des windmills ou des airflares. C’était comme l’apogée du spectaculaire! Aujourd’hui, les gars passent d’un mouvement à l’autre plus rapidement et ils ont des signatures moves où c’est des combinaisons de tout ça. Maintenant, un headspin, c’est rien!»

Au-delà des figures viriles, certaines pop stars féminines ont (et depuis longtemps) modelé la danse urbaine. Beyoncé en est un des exemples les plus probants, des vidéoclips de Destiny’s Child à aujourd’hui. On a eu la chance de s’entretenir avec sa «backup dancer», comme on dit dans le jargon, Kim Gingras, une star en soi, immortalisée en gif et en fan pages Facebook gérées par ses admirateurs. Avec madame Carter, l’interprète de Montréal explore une gestuelle alliant force et sensualité. «C’est très varié. Ça peut être quelque chose de très sexy en talons hauts, ou quelque chose de plus militaire. Après ça, on enlève nos souliers et on fait une pièce plus contemporaine. On est poussées dans tous les sens et on ne s’emmerde jamais, excuse-moi le mot!»

Également danseuse régulière pour Christina Aguilera, Jennifer Lopez et Nick Jonas, Kim est bien placée pour parler du cruel processus des auditions et de la pression (corporelle surtout) qui s’y rattache. «Quand je suis arrivée à L.A., on pouvait être jusqu’à 600 filles pour le call et ils en cherchaient quatre. C’est fou, parce que tout le monde est bon! Le look, la personnalité et l’énergie que tu dégages deviennent vraiment importants! […] On m’a déjà demandé de me faire bronzer ou de faire teindre mes cheveux en brun parce que ça flashe trop. D’habitude, je dis non pour être franche. C’est qui je suis, j’ai toujours été rousse.» Avec plus de femmes que d’hommes dans l’industrie, la compétition est plus féroce pour Kim Gingras et ses consœurs. «Y a quand même de la pression [pour rester mince], mais c’est souvent nous-mêmes qui nous la mettons. Il faut vraiment que tu sois bien dans ta peau.»

Peu importe le chemin choisi, les professionnels de la danse urbaine font preuve de ténacité. Vu l’extrême rareté des subventions, et hors des réseaux de diffusion comme La Rotonde ou Tagente, les conditions de travail ne sont pas toujours favorables. L’exil est souvent de mise, comme pour Kim. «Pour l’année prochaine, c’est dur à dire. J’attends de voir, en espérant que ces principaux artistes-là aient besoin de moi.» Nicolas, lui, va chercher des revenus via sa chaîne YouTube en plus des inscriptions à Hit the Floor. Il est devenu, avec ses 10 millions de vues par année, un diffuseur à part entière. «On veut offrir plus que des commentaires de la part des juges. On veut servir de plateforme pour donner des opportunités à ces danseurs, de la visibilité.» Entrepreneurs ou pigistes, ils créent en quelque sorte leur propre emploi. Au-delà des sentiers déjà tracés et avec une fibre entrepreneuriale impossible à nier.