Queue cerise : une brèche dans l'inconscient
Scène

Queue cerise : une brèche dans l’inconscient

Exploration ludique du surgissement de l’inconscient et de désirs refoulés, Queue cerise, d’Amélie Dallaire, pose aussi un regard décalé sur des situations banales. Un mélange d’ordinaire et d’inusité, dans un spectacle sympathique au possible.

Ce n’est pas vraiment une pièce sur le monde du travail, même si sa prémisse en a tout l’air. Michelle (Eve Duranceau) est la nouvelle employée d’un bureau où elle semble déroutée en permanence. Mais son errance dans les corridors bruns est à vrai dire une incursion dans son propre inconscient, d’où jailliront étrangetés, désirs et fulgurances.

Amélie Dallaire (texte) et Olivier Morin (mise en scène) déploient un univers qui obéit à des codes oniriques connus, qui d’ailleurs ne va pas réinventer le théâtre même s’il le fait évoluer dans un territoire paranormal qui ne lui est pas si fréquent. Queue cerise paraîtra familier aux adeptes d’un cinéma dit « lynchéen », qui invite à considérer la vie comme un puzzle et à prendre plaisir au déchiffrement, tout en cultivant une légèreté, une ironie particulière dans la mise en scène du fantasme. Il ne s’agit pas simplement d’une narrativité empruntant sa logique déconstruite au monde du rêve, mais davantage d’une exploration des aspects fantaisistes de l’existence, du caractère inexplicable des choses et des êtres. C’est fait assez joliment, sans prétention, et surtout dans une joie plutôt communicative.

Karine Gonthier-Hyndman, Julien Storini, Olivier Morin, Amélie Dallaire et Eve Duranceau dans Queue cerise / Crédit: David Ospina
Karine Gonthier-Hyndman, Julien Storini, Olivier Morin, Amélie Dallaire et Eve Duranceau dans Queue cerise / Crédit: David Ospina

L’enfer, c’est les autres, disait Sartre. Michelle doit le penser quand elle rencontre ses nouveaux collègues : c’est d’abord d’eux que surgit l’irrationnel, sous des formes plutôt agressives ou intrusives. L’autre est un envahisseur qui pose des questions indiscrètes et qui crée un climat insoutenable de compétition. Sans la plume décalée d’Amélie Dallaire, on pourrait se croire dans une traditionnelle oeuvre sociale critiquant le corporatisme (ce que Queue cerise peut être à certains égards). Mais ici, les interactions sont décadrées et inaccoutumées : les personnages sont pulsionnels et imprévisibles en même temps qu’ils correspondent à des clichés attendus, des archétypes sociaux très précis. Ce qui donne lieu à des dialogues en apparence badins mais rapidement déconstruits et inénarrables.

L’autre mécanisme de l’écriture de Dallaire est de recourir peu à peu à des univers souterrains, aptes à évoquer l’inconscient et les sous-couches du cerveau. Son personnage déménage graduellement au sous-sol, où elle perd peu à peu sa carapace civilisée. Elle y plongera dans un trou : Dallaire tisse la métaphore du trou qui mène à un monde insoupçonné, presque le trou noir de la physique relativiste, avec ses mystères passionnants. Se glissent aussi ici et là des métaphores aquatiques : l’eau est le lieu glissant, fuyant et érotisant dans lequel le cerveau de Michelle peut finalement trouver écho au désordre (ou est-ce de l’harmonie) qui l’habite et le construit.

Karine Gonthier-Hyndman, Julien Storini et Amélie Dallaire dans Queue cerise / Crédit: David Ospina
Karine Gonthier-Hyndman, Julien Storini et Amélie Dallaire dans Queue cerise / Crédit: David Ospina

C’est aussi, à certains égards, une pièce sur l’identité. Qui est vraiment Michelle? Elle ne le sait guère. De nombreuses réponses sont à vrai dire possibles – une romancière qui s’ignore, une femme perdue dans la bureaucratie, une amante potentiellement très charnelle. Construisant une psyché insondable, la pièce se déploie aussi par élans philosophiques, dont les contours naïfs n’en sont pas moins propices à ouvrir l’esprit vers un regard élargi sur l’humanité.

Lynchéen, disions-nous? Oui. Mais Queue cerise est aussi proche du théâtre quantique de Sergi Belbel ou de l’humour à teneur philopop de Vincenzo Natali (dans Nothing). Il y aussi très certainement des chemins parallèles entre la démarche d’Amélie Dallaire et Simon Lacroix (et sa pièce Le projet Bocal ou sa contribution à la websérie Deep).

Jusqu’au 13 février au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui