Race : Ping-pong racial
Une femme noire est agressée sexuellement par un riche homme d’affaires dans une chambre d’hôtel anonyme. Non, ce n’est pas le récit de l’affaire DSK mais bien celui de la pièce Race, écrite par David Mamet trois ans avant les faits. Frédéric Pierre incarne chez Duceppe l’avocat de race noire qui hésite à défendre l’accusé. Discussion sur une Amérique encore imprégnée de racisme et de discriminations diverses.
Il est l’un des comédiens noirs qui, au Québec, ne manque pas de travail. Mais il est encore l’un des rares. Frédéric Pierre n’hésite pas, pour cette raison, à s’impliquer depuis des années au sein des Auditions de la diversité ou dans différents comités de l’Union des artistes luttant pour une plus grande représentation de la diversité sur nos scènes et dans nos écrans. Car si le Québec se targue d’être une société multiethnique, la fiction a tardé (et tarde encore) à s’en faire le reflet. «C’est bel et bien une forme inconsciente de racisme que d’ignorer les acteurs de couleur ou d’origines métissées», pense le comédien, qui constate toutefois des avancées. «Il faut avoir le courage du « colour blindness », comme disent les Américains. Et les choses commencent à changer, heureusement.»
Dans cette pièce au rythme tac au tac de David Mamet, il joue le rôle d’un avocat de race noire qu’une cause force à plonger dans le tumulte des tensions raciales de son pays. Mais au Rideau Vert, il y a à peine quelques mois dans Le Misanthrope, il jouait Clitandre, un marquis qui veut ravir le cœur de la belle Célimène. «Ce genre de rôle ne m’aurait jamais été offert il y a 10 ans», pense-t-il. Et dans le monde du théâtre comme dans le monde des affaires ou dans les institutions politiques, cette absence de diversité ne passe jamais pour du racisme parce qu’elle est toujours perçue comme inconsciente ou involontaire. «On voit d’ailleurs dans la pièce de Mamet ce racisme sournois, dit le comédien. Dans le monde corporatif dans lequel évolue celui qu’on accuse de viol, comme dans la plupart des zones de pouvoir, le racisme est indirect et pas toujours facile à identifier même si on ne peut pas nier que tout s’y joue strictement entre hommes blancs riches et privilégiés.»
Du pur Mamet
Race, créée à Broadway en 2009, s’ouvre sur une situation typiquement «mamettienne», mettant en place des personnages qu’on aurait tout aussi bien pu rencontrer dans Glengarry Glen Ross, Oleanna ou Speed the Plow. Deux avocats, bien mis et bien peignés, discutent vigoureusement dans leurs bureaux, usant d’un jargon juridique et d’une langue syncopée sur laquelle ils assoient leur pouvoir et tentent de dominer la conversation. L’un est noir (Pierre), l’autre est blanc (Benoît Gouin), et au terme d’une joute verbale relevée, ils hésitent à représenter l’homme d’affaires qu’une femme noire accuse de harcèlement. Intervient leur jeune associée Susan, également noire, dont les perspectives différentes les feront tergiverser, mais sur qui ils se plaisent aussi à exercer leur petit pouvoir.
Il y a là tout Mamet: des dialogues musclés et hachurés, une situation explosive, un regard franc et lucide sur les mécanismes du pouvoir et de la domination de plus faibles que soi, ainsi qu’une acuité dans la représentation des disparités entre les sexes, les races et les classes sociales. Petit à petit, Mamet peint une Amérique qui n’a rien d’un rêve. Il s’attarde à le faire depuis maintenant près de 40 ans.
La race et le genre
«Ce qui est fascinant dans cette pièce, dit Frédéric Pierre, c’est que tout en agitant constamment le spectre des tensions raciales, Mamet réussit presque à éviter la question du racisme comme telle. Ces deux avocats-là cherchent à tasser la question raciale du chemin. S’ils veulent réussir à défendre cet homme, ils doivent éliminer cette question pour attirer l’attention sur autre chose et ne pas s’aliéner l’opinion publique. C’est ainsi une pièce qui aborde au sens large tous les préjugés de l’Amérique, notamment par rapport à la question du genre, mais qui interroge aussi une forme de bien-pensance de cette Amérique qui se croit non-raciste alors qu’elle l’est quand même encore beaucoup.»
Pour le dire plus précisément, Mamet fait un parallèle entre «l’enjeu de la race» et la «question du genre». «Il propose l’idée que ce sont les deux sujets sur lesquels on ne pourra jamais se dire nos quatre vérités en tant que société. Et je suis persuadé que ce propos va résonner très fort sur une scène montréalaise: j’y reconnais particulièrement le Québec actuel, qui vit des tensions autour d’un féminisme renouvelé et qui expérimente particulièrement la peur de l’autre ces années-ci. On le voit dans le débat sur la Charte et sur l’accueil des réfugiés syriens.»
Pour l’acteur, c’est aussi bien sûr un défi verbal de haut niveau. Jouer du Mamet, c’est se livrer à un incessant ping-pong verbal, qu’il faut respecter dans l’infini détail de ses répétitions, interruptions et digressions. Frédéric Pierre se sent prêt.