L'immédiat : Organiser le chaos
Scène

L’immédiat : Organiser le chaos

Entre la performance théâtrale, la danse et le cirque, la pièce L’immédiat s’inscrit dans une dynamique sociétale. Sommes-nous capable de gérer l’instant présent dans le bordel de nos vies?, demande ce spectacle en forme de chaos. Dialogue critique.

Philippe :

« Chère Tiphaine, pas le choix d’admettre que ce spectacle, à première vue, séduit par son chaos formidable. La scène est chargée d’un fouillis de meubles, de panneaux et d’objets qui créent autant d’obstacles en série pour les humains qui tentent de s’y faire un chemin. Dans cette course contre un monde déréglé et un temps fuyant, alors que les portes engloutissent les hommes et que les murs s’effondrent sur leur passage, on prend du plaisir mais on peut lire de nombreuses métaphores.  Surconsommation d’objets qui deviennent rapidement obsolètes, fragilité de l’homme comme celle du matériel, non-linéarité des parcours humains qui bifurquent sans cesse, fatalité de l’homme victime de son environnement et absence de son véritable libre-arbitre. Parce que les personnages y portent des vêtements informes et pas vraiment genrés, on peut aussi y voir en filigrane une fable sur l’identité. Ces personnages, engloutis par le décor et entraînés dans une course contre les éléments, ne savent pas nécessairement qui ils sont et forment une séduisante galerie d’anonymes.  Toi, quel ordre as-tu réussi à faire dans ce chaos? »

 

Tiphaine :

« Cher Philippe. Le cinéaste Robert Bresson disait qu’il faut «déséquilibrer pour rééquilibrer». Il me semble que cette citation est un bon point de départ pour discuter effondrement matériel versus effondrement de l’Homme. Si vivre le moment présent c’est ne rien contrôler, c’est se laisser surprendre par la vie et tenter de faire en sorte que ça fonctionne, alors les comédiens de L’immédiat ont du travail sur la planche. Il est vrai que la première partie pose des bases intéressantes : les tables se brisent, les murs s’effondrent, les fleurs se fanent et les hommes sont à l’image de ce champ de bataille. Mais la deuxième partie, que je perçois comme une vaine tentative de reconstruction, d’un possible équilibre à venir, le metteur en scène Camille Boitel, dit « le pessimiste », ne l’entend pas de cette oreille. Le comédien (et par extension, nous) marche de travers, n’arrive pas à garder les pieds sur terre, et les repères s’effacent dans l’immédiateté qui le pousse à sortir de sa zone de confort. Tout n’est alors qu’accidents et tour de passe-passe. L’illusion d’un équilibre à venir est faite de bouts de tissus; la danse des panneaux noirs qui se déplacent telles des ombres relève presque de l’art de la prestidigitation. Ce jeu de cache-cache entre en écho avec l’impossibilité de capter l’instant présent et ça continue ainsi tout au long du spectacle. La mécanique est remarquable, objets et humains se répondent et s’emboîtent parfaitement, néanmoins le propos mérite-t-il que l’on s’y attarde pendant 1h15? Je te le demande. »

L'Immediat de Camille Boitel / Crédit: Vincent Beaume
L’Immediat de Camille Boitel / Crédit: Vincent Beaume

Philippe :

« Ce spectacle, en effet, épuise vite son discours. Il faut bien le dire : tout cela apparaît signifiant dans les premiers tableaux du spectacle mais n’est jamais approfondi par la suite.  Le plaisir de l’acrobatie et de la blague physique, façon vaudeville ou Buster Keaton, supplante vite la réflexion philosophique. En étirant la sauce pendant plus d’une heure, l’équipe de Camille Boitel pêche en effet par excès de complaisance. Mais je me demande s’il ne faut pas voir ce spectacle davantage comme un hommage au vaudeville, comme une tentative d’inscrire le cirque acrobatique dans une tradition plus clownesque, mettant en lumière l’absurdité de la vie par le biais de la dérision et de l’exagération.  Qu’en penses-tu? »

Tiphaine :

« Effectivement, je pense qu’il ne faudrait pas trop cérébraliser ce spectacle, et le prendre à la blague afin d’éviter les discours profonds que l’on aimerait pouvoir lui prêter. Mais je reste tout de même un peu perplexe, car si l’on doit éviter de creuser la réflexion sur les enjeux et sur la portée de cette pièce, alors il faut nécessairement se tourner vers le rire qui, à mon sens, n’est pas au rendez-vous. Je n’ai absolument rien contre la création apolitique, mais il faut savoir trouver son plaisir ailleurs. Le problème c’est qu’ici, c’est tiède.  Alors faut-il ou ne faut-il pas se mouiller? Comme tu le dis très bien, les premières scènes sont annonciatrices de considérations philosophiques, mais très vite la farce prend le dessus, mais quelle farce? Quel rire? Pour ma part j’ai souri à quelques reprises et encore, les coins de ma bouche ne se sont pas beaucoup étirés. Pourtant, tout autour de moi, les muscles zygomatiques marchaient fort et c’est à gorge déployée qu’une grande partie du public rigolait. Il est vrai que le mobilier est despotique, les effets spéciaux artisanaux, mais le comique de situation à ses limites. Le spectateur semble contraint à rire, il veut se divertir à tout prix, et constatant que ce n’est pas une pièce dramatique, cela doit nécessairement être drôle. »

L'Immediat de Camille Boitel / Crédit: Vincent Beaume
L’Immediat de Camille Boitel / Crédit: Vincent Beaume

Philippe :

« La répétition a aussi ses limites. Dans ce spectacle dans lequel une femme en pleine lévitation est ramenée au sol à répétition par ses congénères ou dans lequel un homme tente continuellement de boire en vain pour éponger une intarissable soif, les scènes se suivent et se ressemblent. Sans véritable crescendo pour faire monter la tension, sans déconstruction des mécanismes répétitifs, on ne trouve pas vraiment de sens dans l’étirement du temps et l’accumulation des mêmes gestes. Sinon un désir d’attiser le rire, de le prolonger indéfiniment autour des mêmes lazzis. »

Tiphaine :

« Boitel a tout misé sur les objets et les cabrioles des comédiens, mais c’est insuffisant. Très vite l’atmosphère devient pesante et un ennui se fait ressentir. Il manque une structure narrative qui aurait permis à ce spectacle de s’élever à un autre niveau. On est loin d’un humour à la Feydeau, L’immédiat ne rend pas ses lettres de noblesse au vaudeville. À défaut de rire, je préfère me construire un imaginaire réflexif qui peut-être n’existe pas, mais m’interpelle davantage. Le corps est-il un objet? Dans l’une des scènes, un corps mou ayant échoué dans sa rencontre avec l’immédiat est littéralement balayé par ses camarades. Il était devenu inutile, inutilisable et bon pour les vidanges. L’obligation de performer est omniprésente dans nos sociétés contemporaines, et le matériel est changeant et  très rapidement remplacé, je m’interroge alors sur notre propre date d’expiration, sommes-nous périssable? Qu’en penses-tu?

Philippe :

« Oui, ce spectacle est en effet peut-être un peu ionescien : il met en lumière des vies inutiles, qui tournent à vide et qui s’exécutent vainement en attente de la mort. Peut-être vaut-il mieux en rire. Une chose est sûre, le public montréalais va beaucoup se reconnaître dans cet humour. »

Jusqu’au 21 février à la Tohu