Fredy : Sur les traces de l’affaire Villanueva avec Marc Beaupré
Direction Montréal-Nord avec le metteur en scène Marc Beaupré et son équipe, qui préparent un spectacle documentaire sur l’affaire Fredy Villanueva et nous amènent en visite anthropologique sur les lieux du drame.
On a les yeux encore un peu collés quand la voiture de Marc Beaupré débarque au petit matin. Une partie de l’équipe de Fredy se réunit ce jour-là dans le stationnement où Villanueva a été abattu le 9 août 2008. Après s’être plongé dans des milliers de pages de documentation, le metteur en scène veut voir de ses propres yeux le lieu où le jeune homme de 18 ans a été victime des balles de Jean-Loup Lapointe, un policier à peine plus âgé que lui qui a agi très vite ce jour-là, après une escalade de violence fulgurante. C’est aussi ici, dans ce stationnement comme les autres au coin des rues Pascal et Rolland, que s’est mise en branle, le lendemain, une émeute dont Montréal se souviendra longtemps. Il fallait y venir pour tenter de comprendre. C’est la première collaboration de Beaupré avec le Théâtre Porte Parole et avec Annabel Soutar, grande figure du théâtre documentaire à Montréal. Il ne fait pas les choses à moitié.
Dans le «Bronx»
Les policiers ont l’habitude d’appeler ce secteur fréquenté par les gangs de rue le «Bronx» de Montréal. Mais Montréal n’est pas New York. Derrière l’aréna Henri-Bourrassa, dans un quartier résidentiel d’ailleurs plutôt anonyme, c’est le calme plat au moment de notre visite. On peine à croire que tout cela s’est bien passé ici.
«Non, ce n’est pas le Bronx ici», dit Marc Beaupré au comédien Solo Fugère, qui incarnera Dany Villanueva, le frère de Fredy. Son personnage est au centre des événements: c’est lui qui fut le premier ciblé par l’agent Lapointe (Étienne Thibault) parce que soupçonné de jouer aux dés à l’argent sur un territoire où la chose est interdite. Dany avait des liens avec les Bloods, le gang de rue qu’on identifie par la couleur rouge dans les rues de Montréal-Nord. Ça n’a probablement pas aidé sa cause même si tout porte à croire que, ce jour-là, il ne faisait pas grand-chose de mal.
L’objectif de Fredy, à partir d’une enquête d’Annabel Soutar, est d’abord de revenir sur les événements imprécis de ce fameux jour d’août. «Il est encore difficile de savoir ce qui s’est passé exactement, explique Beaupré. Les versions des policiers et des amis de Fredy diffèrent. L’enquête des policiers n’a pas permis d’accuser le policier Lapointe. Même le rapport du coroner est à considérer avec circonspection. Quand il l’a finalement déposé, le juge André Perreault a précisé que ses conclusions et recommandations ne pouvaient pas être tenues pour irréprochables, car on lui aurait caché plusieurs choses lors des témoignages.»
Profilage racial?
Pointant le coin nord du stationnement par lequel la voiture de police est arrivée en trombe ce soir-là, Annabel Soutar rappelle à sa troupe qu’au même moment, la policière Stéphanie Pilotte, partenaire de Lapointe, avait accepté de répondre à un autre appel sur un cas de violence conjugale. «Ça en dit long sur le fait que ce qui se passait dans ce stationnement n’était pas de la plus grande importance», souligne Beaupré.
Le policier Lapointe agissait-il par profilage racial? Soutar sourit mais n’opine pas. «Ce qui compte pour moi, c’est de créer le terrain de discussion qui n’a jamais eu lieu autour de cette histoire. Il faut parler de la question de la différence ethnique et des tensions qu’elle engendre dans notre société. Je vois cet enjeu du profilage racial comme une occasion de poser la grande question du rapport à l’autre.»
«En concluant qu’il y a eu profilage racial, dit Marc Beaupré, on ouvre la porte à toute une autre série de questions. Le corps policier est-il massivement composé de policiers agissant par profilage racial? Nos institutions en général sont-elles immunisées contre les formes sournoises de racisme qui les composent et qui affectent leurs décisions et agissements? Ce sont de très grands enjeux, et on comprend le corps policier de ne pas vouloir rouvrir ce dossier. Prétextant le manque de temps, ils ont refusé de participer à plusieurs étapes de l’enquête d’Annabel.»
Pas de chance, la famille Villanueva s’est aussi retirée du projet, ayant reculé quand elle a compris que Soutar voulait aussi entendre la version de la police. Pas facile de cultiver l’impartialité dans un dossier qui rend les gens si émotifs.
Transcender les différences
Qu’à cela ne tienne, le spectacle fera intervenir une cinquantaine de personnages, se basant sur les longues transcriptions de la salle d’audience. Avec une poignée d’acteurs, Marc Beaupré créera cette dramaturgie épique, invitant sa distribution métissée à jouer autant les jeunes Latinos que les policiers blancs, dans un jeu d’allers-retours. «Si le racisme est au cœur de cette affaire-là, on s’est dit qu’il fallait que les acteurs puissent expérimenter les deux camps pour comprendre l’étendue de la situation. Le public devrait faire le même cheminement en observant ce ballet de différences transcendées. Le spectacle se construit autour d’un jeu de prise de distance avec chacun des personnages, à mesure que chaque acteur cumule les rôles.»
Alors que l’équipe quitte doucement le stationnement, on tire quelques dernières confidences au metteur en scène. «Je pense assez clairement que la société québécoise est raciste, dit-il. Même si c’est un racisme indirect et sournois. Je pense aussi que le gouvernement Harper, nouvellement élu en 2008, avait insisté pour que les services policiers accroissent leurs efforts de démantèlement des gangs de rue et que ça a pu engendrer des arrestations parfois arbitraires. Je pense surtout que ce sont des questions passionnantes, qu’il faut savoir poser sans gants blancs.»
Retour dans les quartiers centraux de la ville sur le coup de midi, encore habité par cette visite instructive dans le «Bronx». La suite sur scène dans quelques semaines.