Fendre les lacs : Aux limites du pays
Scène

Fendre les lacs : Aux limites du pays

Après avoir inventé, dans sa langue tissée d’images, des couples et des familles tendues, Steve Gagnon imagine une communauté isolée en forêt dans Fendre les lacs. Sa plume quitte la ville pour se poser, d’un œil critique, sur la région et son désœuvrement.

On a connu Steve Gagnon vers 2010, comme jeune auteur racontant habilement le couple, refuge amoureux dans un monde hostile (dans La montagne rouge [sang]). Il habitait alors Québec et sa carrière d’acteur, de ce côté de la 20, commençait sur les chapeaux de roue. Maintenant Montréalais et également devenu metteur en scène, il a élargi son regard, inventant une famille dysfonctionnelle et réécrivant un classique racinien (dans En dessous de vos corps je trouverai ce qui est immense et qui ne s’arrête pas). Mais Gagnon est en fait originaire de Chicoutimi, où il a passé une partie de son enfance, et c’est en puisant dans ses racines régionales qu’il a écrit Fendre les lacs, une pièce campée dans une petite communauté aux abords d’un grand lac, où le temps passe lentement et où la splendeur du paysage n’est pas toujours apaisante.

Steve Gagnon / Crédit: Antoine Bordeleau
Steve Gagnon / Crédit: Antoine Bordeleau

Vaste pays limité

Il y a quelque chose de vicié, d’engourdi ou de paralysant dans les régions québécoises, si l’on se fie au portrait qu’en font certains auteurs dramatiques, qui dépeignent des communautés rurales authentiques mais souvent asphyxiées, et dont les habitants sont de bons bougres mais dont les horizons sont limités. Dans une nouvelle dramaturgie québécoise que l’on pourrait dire «néorégionaliste», l’attachement au vaste territoire est manifeste mais inquiet: le regard est amoureux mais très critique. Ce nouveau texte de Steve Gagnon fait assurément partie de la tendance.

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Ils sont huit personnages à vivre dans de petites cabanes et à rêver d’un ailleurs meilleur le jour où Adèle, qui a l’habitude de ramasser les corps des animaux morts, revient au village en annonçant avoir fait une sombre découverte dans les bois. L’événement aura l’effet d’un catalyseur, créera un moment de crise, une prise de conscience de l’inertie qui les ronge tous. Un monde sclérosé va bientôt se réveiller.

«La forêt isole mes personnages, dit Steve Gagnon. Elle les rend plus ou moins conscients du monde dans lequel ils vivent. C’est ce repli sur soi que je veux pointer du doigt, au sujet duquel je veux créer une réflexion. Ils sont à la fois entourés de splendeur, de paysages heureux, mais en même temps écrasés, comme avalés par ces paysages qui les empêchent de se mettre en action et d’élargir leurs horizons. Soudain, ils auront envie de sortir de leur marasme.»

Claudiane Ruelland et Guillaume Perreault / Crédit: Marie-Renée Bourget Harvey
Claudiane Ruelland et Guillaume Perreault / Crédit: Marie-Renée Bourget Harvey

Que les amoureux du pays se rassurent: Gagnon ne se drape pas dans une position de supériorité morale en tant qu’urbain qui regarderait de haut l’habitant de la région. Mais le microcosme du village tissé serré lui permet un regard sur un «confort social» qu’il dit observer dans la société entière, et qui ankylose tout le monde. Un monde où le rêve se fait timide et où la collectivité se cherche des manières d’exister. C’est le monde sans utopie dans lequel nous vivons depuis trop longtemps: un monde d’individus qui cherchent du sens à leur vie et n’en trouvent pas tout le temps.

«Je pars du constat que, à l’image du Québec entier, nos régions sont d’une richesse inestimable, mais qu’au fil du temps, elles ont été dépouillées, que la vie en communauté ne s’y déroule plus comme elle le devrait, qu’on y trouve un certain désœuvrement, un manque de curiosité, une absence de soif de liberté, un non-goût pour la poésie. C’est une représentation du Québec, mais à travers la fable et l’allégorie. J’ai donné à ces personnages une langue à la fois brute et imagée qui, je pense, a un caractère universel.»

Véronique Côté et Pierre-Luc Brillant / Crédit: Marie-Renée Bourget Harvey
Véronique Côté et Pierre-Luc Brillant / Crédit: Marie-Renée Bourget Harvey

Le temps qui s’écoule…

Ce sont aussi des personnages qui, comme dans La cerisaie ou Les trois sœurs, s’emmerdent dans leur rase campagne et en ont marre du temps qui s’écoule trop paisiblement. Sans articuler son écriture autour des mêmes mécanismes psychologiques, Gagnon a écrit une pièce toute tchékhovienne. «Mes personnages ont 25 ans et ils n’ont rien fait de leur vie. Il est temps d’agir. Ils n’ont pas été assez confrontés à l’extérieur.»

Ce sont aussi des hommes-enfants qui ont un rapport particulier avec les animaux, et donc avec une sauvagerie qui les constitue profondément. Il y a Louise, la rêveuse qui nourrit les oies. Il y a Thomas, l’homme de sa vie, qui nourrit les loups. «Ils se détachent du monde des hommes et se modèlent quelque peu aux comportements animaux, explique l’auteur. Ils ont en tout cas en eux quelque chose de très pulsionnel, qui cherche à s’exprimer puissamment. Car autour d’eux, les modèles d’humanité sont restreints.»

Renaud Lacelle-Bourdon et Karine Gonthier-Hyndman / Crédit: Marie-Renée Bourget Harvey
Renaud Lacelle-Bourdon et Karine Gonthier-Hyndman / Crédit: Marie-Renée Bourget Harvey

Grand amoureux devant l’éternel, Steve Gagnon a cette fois retenu ses ambitions sentimentales. Dans l’univers forestier qu’il a inventé, l’amour survit peu et mal. «C’est un monde dans lequel le champ des possibles s’est considérablement rétréci. Il y a bien sûr des histoires d’amour dans mon texte, mais elles ne sont pas centrales. Elles achoppent continuellement.»

Pour incarner cette communauté atypique, il a réuni un groupe hétéroclite d’acteurs. Certains sont des collaborateurs de longue date: Véronique CôtéMarie-Josée Bastien, Claudiane Ruelland, Guillaume Perreault et Renaud Lacelle-Bourdon, par exemple. D’autres se frottent à son écriture pour la première fois, comme Pierre-Luc Brillant, Karine Gonthier-Hyndman et Frédéric Lemay. «J’ai essayé, dit-il, de ne pas être trop lyrique dans la mise en scène, de ne pas mettre trop de théâtre par-dessus le théâtre, de diminuer les couches de théâtralité pour cultiver quelque chose de direct et puissant.»

Aux Écuries du 8 au 26 mars

Au Périscope (Québec) du 12 au 30 avril