Avec pas d'coeur : du sexe autrement
Scène

Avec pas d’coeur : du sexe autrement

Depuis plusieurs années, Maigwenn Desbois fait de la gigue contemporaine avec ce qu’il est convenu d’appeler des danseurs « hors-norme », vivant avec des déficiences intellectuelles. Dans Avec pas d’coeur, poursuivant une démarche d’autofiction, elle ose exposer leur intimité et questionner leur sexualité atypique. Discussion.

Comme le fait notamment la metteure en scène Catherine Bourgeois à Montréal ou la vedette de la mise en scène italienne Pippo Delbono, Maigwenn Desbois se passionne pour les regards obliques que posent ses comédiens hors-norme sur le monde. Leur qualité de présence, leur énergie particulière, leur perception décalée de la réalité : voilà ce qu’elle aime de ses collaborateurs  Anthony Dolbec, Gabrielle Marion Rivard et Roxane Charest Landry. « Ils ont, dit-elle, une autre perception des choses, d’autres façons de proposer et de créer. Leur interprétation, toujours, me fait aller ailleurs et  me déstabilise. Avec eux, il n’y a pas de double jeu, pas de trip d’ego et d’artifices. Ils sont dans la vérité du moment, tout le temps, sans fard et sans filtre. Ils disent ce qu’ils pensent, ils sont intègres, ils vont à l’essentiel. »

Mais parler sexe avec eux, n’est-ce pas un peu tabou? La chorégraphe consent que le sujet est délicat. Elle n’aurait jamais, confesse-t-elle, oser les entraîner là il y a 5 ans, aux moments de leurs premières rencontres. Dans une société hypersexualisée, où la norme affichée est un sexe performatif et musclé qui fait de nombreux laissés-pour-compte, les jeunes gens vivant avec des déficiences sont-ils plongés dans la pire des misères sexuelles? «La question ne se pose pas exactement comme ça pour eux, rigole Maïgwenn Desbois, même si je comprends qu’on la formule comme ça de notre point de vue. Ceci dit, il n’y a pas vraiment d’éducation sexuelle qui est faite chez les handicapés : ils ont donc tendance a se référer à ce qu’ils voient dans les films et à assimiler des codes qui ne sont pas toujours applicables dans la vraie vie. La séduction en est complexifiée, il va sans dire. Mais le manque de connaissances au sujet de la sexualité fait aussi souvent d’eux des proies faciles : les statistiques d’abus sexuels sur des personnes handicapées sont effarantes. »

Pour arriver à discuter convenablement de tout ça avec ses danseurs, Desbois a engagé une « dramathérapeute » pour deux longues conversations à bâtons rompus qui ont jeté les bases de la création et installé une intimité profonde. « Il en ressort qu’ils ont les mêmes besoins sexuels que tout le monde mais une compréhension très différente de la sexualité. Elle varie d’ailleurs beaucoup entre mes trois interprètes. Il y a quelques années, Anthony, qui a le syndrome d’Asperger, a vécu une grande détresse en ayant l’impression qu’il n’aurait jamais accès au sexe. Il n’arrivait jamais à rencontrer l’amour, enchaînait les dates catastrophiques et vivait un grand sentiment d’impuissance. Il a finalement réussi à vivre une sexualité épanouissante. Roxanne, qui a le syndrome de x fragile, vit une forte anxiété à cet égard. L’idée d’être en relation intime avec un homme est très intense pour elle et elle vit de la frustration de ne pas assouvir sa sexualité. Gabrielle a une compréhension très différente; le besoin de sexualité est moins présent chez elle. »

La chorégraphie, en utilisant la gigue contemporaine mais surtout la notion de duo, les portés et le toucher, tente de matérialiser ces différents rapports à l’intimité. « L’un des enjeux qu’on a vécus pendant cette création, explique Maigwenn Desbois, est que chacun des interprètes est très à l’aise avec moi, mais moins avec les autres. Quand Anthony danse avec Gabrielle, par exemple, le toucher est moins adroit et moins affirmé. On a décidé de jouer avec ça, de capitaliser la dessus, de mettre en scène ces contacts physiques parce qu’ils sont révélateurs du rapport que chacun entretient avec le sexe. »

« C’est beau comme on s’aime », chante Yann Perreau dans l’un de ses morceaux iconiques. La chanson populaire, dans ce spectacle, est omniprésente et sert de catalyseur autant que de moyen d’exprimer une certaine fragilité. « J’aime beaucoup, dit Desbois, la manière dont la voix amplifiée sur scene est porteuse de vulnérabilité. Mais la chanson est aussi une bonne manière de prendre la parole. Les sujets abordés dans les chansons d’amour évoquent des images, des mouvements, des sensations, finalement un langage amoureux qui fait écho à la pensée de nos trois protagonistes. »

Au Monument National jusqu’au 19 mars
Dans le cadre de la saison de Tangente