Quills : Lepage, marquis de Sade royal et diabolique
Le marquis de Sade et Robert Lepage. On avait des attentes ; elles ont été comblées.
Dans cette pièce, qui fête ses vingt ans cette année mais n’a pas pris une ride, l’action se concentre sur la fin de la vie du célèbre marquis à l’asile de Charenton, en France, où le docteur Royer-Collard et l’Abbé de Coulmier tentent de « guérir » Sade de ses fantasmes sexuels et de son besoin d’écrire des textes immoraux et dépravés. L’abbé prône la vertu, la bonté et le pardon contre cette créativité vue comme une maladie, tandis que le docteur ne croit qu’aux châtiments corporels.
Le marquis – magistral Robert Lepage – méprise les deux, qui ne comprennent pas l’art, et sème le trouble avec ses écrits chez ses comparses de l’asile. Pour l’empêcher de continuer à produire ses sulfureux récits, la direction de Charenton lui confisque papier et plumes (quills, en anglais). « Mais nul ne peut rivaliser avec un maniaque en matière d’invention », déclame le marquis, qui usera de multiples stratagèmes pour continuer son œuvre prolifique.
Lepage se fait l’avocat du diable dans ce procès moral de Sade et ses écrits, procès qui devient une réflexion sur la liberté de pensée et d’expression contre le carcan de la société et de la bienséance. Avec son texte porno-philosophique, la pièce et sa mise en scène signée Jean-Pierre Cloutier et Robert Lepage semblent au début défendre le marquis controversé, qui apparaît comme humain et argumenté dans sa défense de l’art, avant de le déshumaniser au fil de la pièce, en faisant un démon qui ressuscite dans les cauchemars.
Perruques poudrées et jeux de miroirs
La scénographie est épurée mais très travaillée, avec son décor pop moderne façon Philippe Starck et ses éclairages au néon puissant et lumières rosées, qui créent une ambiance de boudoir érotique et contemporain. L’espace scénique est construit autour de miroirs, tantôt murs et tantôt portes, tantôt réfléchissants et tantôt transparents, qui multiplient les personnages et donnent une impression à la fois de profondeur et d’enfermement. On ne sort presque jamais de l’asile. Au centre, un plateau pivotant permet d’aller d’une pièce à l’autre.
La modernité de cette mise en scène tranche joliment avec les costumes qui se veulent d’époque, à renfort de souliers à talonnettes, de visages poudrés agrémentés de mouches et de perruques et d’airs de clavecin. Une touche baroque renforcée par la traduction par Jean-Pierre Cloutier de la pièce en anglais, qui nous amène cette prose pornographique en élégant vieux français. Le verbe de Lepage soutient parfaitement le texte avec l’élocution rythmée et emphatique des « précieux ridicules » du XVIIIe siècle français.
C’est un théâtre visuel et symbolique, présentant des tableaux très cinématographiques – la pièce de l’Américain Doug Wright a d’ailleurs été adaptée au grand écran par Philip Kaufman en 2000. Mais à l’inverse du film, la compagnie de production Ex Machina utilise ici à merveille la liberté du théâtre et l’espace scénique, sans en faire trop, jouant de magie et d’illusions pour créer ses images frappantes, parfois surréalistes et souvent dérangeantes.
Philosophie dans le boudoir
On retrouve un clin d’œil au contemporain de Sade Choderlos de Laclos et ses Liaisons dangereuses, avec la lettre rédigée sur le dos de l’amante. Une scène de sexe sur la croix de Jésus Christ. Lepage nu pendant un bon tiers du spectacle, et qui finit enfermé dans une cage. La pièce porte une charge très sensuelle dans cette ambiance de passions érotique, amoureuse ou religieuse, refreinées et exprimées.
Le personnage de Sade est flamboyant, interprété avec brio par un Lepage majestueux, marquis royal au charisme diabolique. Habitué du solo, l’acteur puissant et hypnotique ressort avec force au milieu de ses comparses. Il est ici le dé-moralisateur, présentant son pamphlet pour l’art libre et la liberté d’expression, tout en étant presque démoniaque dans l’influence qu’il exerce sur les gens, son besoin maladif d’écrire, son plaisir de provoquer avec son humour noir et pervers et assurance tranquille, même quand cela le mène aux pires tortures.
Avec Quills, on voit qu’aujourd’hui encore on peut déranger, choquer la pudeur et la morale. Aujourd’hui encore on peut se poser les questions suscitées par Sade. Où est la morale dans l’art ? Où s’arrête la responsabilité de l’artiste ? Jusqu’où va la liberté d’expression ? La censure peut-elle être légitime ? Et qu’est-ce qui choque le plus chez le marquis de Sade, son anticléricalisme, son érotisme, ou le fait qu’il affirme haut et fort l’un et l’autre ? En tentant de maîtriser ce « monstre », ce sont le docteur et l’abbé qui vont finalement se transformer en barbares. Et dans ce combat, tout le monde y a perdu des plumes.