Sébastien Dodge, l'homme par qui arrive la satire
Scène

Sébastien Dodge, l’homme par qui arrive la satire

La satire politique, c’est l’affaire de Sébastien Dodge. Le genre est rare sur nos scènes et souvent snobé, mais le mois d’avril nous offre deux bonnes doses de l’esthétique Dodge: d’abord sa mise en scène de Révolution à Laval, de Guillaume Lagarde, puis celle de son propre texte, Televizione. Discussion avec celui qui aime la comédie envers et contre tous.

Vêtus de rouge, la couleur du sang mais aussi celle du Parti libéral, les comédiens Marc Béland et Kathleen Fortin forment le couple ubuesque de Révolution à Laval, régnant de toute leur grossièreté sur Mascouche et bientôt Laval, à coups de mauvaises conjugaisons et de petites magouilles. La pièce de Guillaume Lagarde, qu’on a connu dans un registre plus sombre et plus pinterien dans la pièce Les champs pétrolifères, est démesurément satirique et grotesque, se nourrissant de la vulgarité ordinaire de nos politiciens comme de la scatologie typique de l’écriture de Jarry dans son célèbre Ubu roi. Un univers dans lequel se reconnaît puissamment Sébastien Dodge, dont le travail puise depuis toujours dans différentes esthétiques satiriques et parodiques, mais aussi dans regard cru sur la politique et sur l’histoire. « J’aurais pu l’écrire, cette pièce, tant la résonance avec mon univers est forte », dit-il.

Marc Béland dans Révolution à Laval / Crédit: Claude Gagnon
Marc Béland dans Révolution à Laval / Crédit: Claude Gagnon

Avant tout défenseur du genre comique, qui n’est pas toujours pris au sérieux sur les scènes de nos théâtres établis, Dodge est un oiseau rare. D’abord un acteur au jeu corporel précis, fait d’une plasticité sophistiquée et hyper-travaillée, il détonne au milieu des traditions de jeu réaliste et psychologique dominantes sur les scènes québécoises. Quiconque l’a vu sur scène a été frappé par ce jeu physique soigné, parfois un peu bédéesque, parfois clownesque ou marionnettique, ou autrement très méticuleux dans ses choix de posture et de démarche. Le mimétisme du visage lui importe aussi : rien n’est laissé au hasard dans ses compositions physiques.

« Il est vrai, dit-il, que je cherche l’extériorité du personnage en premier, avant de creuser son intérioirité. Pour moi, chaque personnage a son corps propre, sa façon de respirer, sa mimique, et c’est ce qui m’intéresse à priori. Ça se construit d’ailleurs doucement, pour moi c’est un long travail de construction physique du personnage en répétition. Ça explique que je sois très mauvais en audition (rires). »

Sébastien Dodge (en jaune) avec les comédiens Jean-Moïse Martin, Yannick Chapdelaine et Véronic Rodrigue dans Le moche de Marius Von Mayenburg, en 2010 (une mise en scène de Gaétan Paré / Crédit: Marie-Claude Hamel
Sébastien Dodge (en jaune) avec les comédiens Jean-Moïse Martin, Yannick Chapdelaine et Véronic Rodrigue dans Le moche de Marius Von Mayenburg, en 2010 (une mise en scène de Gaétan Paré) / Crédit: Marie-Claude Hamel

À l’école de théâtre, déjà, il faisait bande à part en construisant ainsi ses personnages, plus inspiré par des influences polonaises (au premier chef Grotowski) que par les traditions américaines majoritairement enseignées chez nous. « Quand je dirige les acteurs, explique-t-il, je les oblige un peu à aller dans cette démarche-là. Ce n’est pas toujours facile, car nos acteurs sont peu habilités à travailler ainsi. Au Québec, la comédie est considérée moins « vraie » que le théâtre intimiste et réaliste. C’est aussi à cause de la pression insidieuse de l’industrie de la télé, qui est une voie professionnelle plus sûre pour les acteurs, c’est là qu’ils feront de l’argent, et c’est un peu vers là que les envoie l’école de théâtre. Pourtant, le théâtre ne peut pas toujours se développer en fonction des règles du réalisme intimiste, et les formes comiques plus exubérantes devraient être valorisées au même titre que les autres. »

Dans le théâtre de Sébastien Dodge, la forme arrive avant le contenu. Les deux se nourrissent l’un l’autre, mais le travail se construit toujours autour d’une forme précise, patiemment travaillée. Dans Révolution à Laval, pièce calquée sur la structure et les intrigues de base d’Ubu roi mais adaptées pour refléter grossièrement l’histoire des maires Vaillancourt et Marcotte, Dodge flirte avec le grotesque mais manipule aussi une langue singulière. Lagarde a inventé une langue très théâtrale en singeant le français pauvre entendu dans les bouches des politiciens municipaux, à micros ouverts ou fermés.

Kathleen Fortin dans Révolution à Laval / Crédit: Claude Gagnon
Kathleen Fortin dans Révolution à Laval / Crédit: Claude Gagnon

« C’est une langue pauvre, dit Sébastien Dodge, carrément la langue de l’analphabète fonctionnel; une langue très crue, blasphématoire, très québécoise. Ce n’est pas du joual comme dans notre bon vieux théâtre des années 70, mais vraiment un québécois d’aujourd’hui, qui joue sur les mots et les sons en prenant appui sur l’ignorance crasse des personnages, sur leur grossièreté. Guillaume pousse à l’extrême le langage pauvre de certains politiciens d’aujourd’hui qui misent sur le plus petit dénominateur commun, qui font de grossières erreurs de langue dans leurs entrevues ou au conseil municipal, parfois par médiocrité tout simplement, parfois par populisme. Pour donner corps à cette langue, il me fallait absolument un duo solide d’acteur : je voulais Marc Béland et Kathleen Fortin, et personne d’autre. »

Pendant que les premières représentations de Révolution à Laval se poursuivent à l’Espace Go, Dodge continue les répétitions de Televizione au Quat’sous. L’objet lui est plus intime : il a finalisé ce texte en 2013 et bûche sur ce spectacle avec ses comédiens depuis plus ou moins 3 ans, dans la plus pure liberté. Spectacle exposant les mécanismes de manipulation de l’image et de l’info par la télévision, Televizione est au confluent des intérêts du comédien : il questionne les mécanismes du pouvoir et les artifices sociaux tout en parodiant les codes télévisuels et la commedia dell’arte.

Dans Televizione, Louis-Olivier Mauffette est Mike, héros de guerre et bellâtre qui fait chavirer les téléspectateurs italiens / Crédit: Pierre Manning Shoot Studio
Dans Televizione, Louis-Olivier Mauffette est Mike, héros de guerre et bellâtre qui fait chavirer les téléspectateurs italiens / Crédit: Pierre Manning Shoot Studio

La télévision italienne, avec son clinquant et son kitsch, sert de prétexte à une intrigue qui aboutira en Ethiopie au coeur de scandales miniers impliquant le Canada. Pourquoi l’Italie? « Parce que la télé italienne est grandiloquente et éclatée, répond Sébastien Dodge. Entendons-nous, je n’ai pas fait d’étude élaborée sur la télé italienne; le spectacle se base sur des impressions mais je pense que nos intuitions sont bonnes. L’esthétique de la télé italienne est juxtaposée à la commedia dell’arte: c’est l’idée du jeu de la dissimulation, mais aussi du grand mensonge fondamental de la commedia dans laquelle Arlequin et Colombine, qui sont socialement inférieurs, sont toujours grand vainqueurs sur scène. On sait bien que ça ne se passe jamais comme ça dans la vie. »

Il n’y aura pas de caméras ni d’écrans sur scène. Dodge se l’interdit; ce n’est pas sa manière. Mais il s’amuse à recréer, par des moyens théâtraux, «les effets de champ-contre champ » ou les « manipulations du montage ». Une partie de plaisir, si l’on en croit le principal intéressé.

Révolution à Laval, jusqu’au 9 avril à l’Espace Go (une production PAP)

TeleviZione, du 11 au 28 avril au Quat’sous