Unité modèle : Ainsi va l’embourgeoisement
Avec son théâtre hyper structuré et sa réflexion fertile sur une société de l’image et du paraître, Guillaume Corbeil est l’auteur phare de sa génération. Les comédiens Patrice Robitaille et Anne-Élisabeth Bossé donnent vie à sa nouvelle pièce Unité modèle, qui plonge dans la culture du condo et expose un embourgeoisement incessant.
«Une perle industrielle / Dans un écrin de prestige / Un design riche et épuré / Classique et avant-gardiste / Raffiné et chaleureux / Le reflet de votre image.» Ce sont quelques-unes des formules que lancent Martin et Sarah, représentants de la compagnie Diorama, qui cherchent à vous séduire en vous offrant le mode de vie du parfait bobo. L’unité modèle que la pièce vous fait visiter est conçue selon une philosophie «socioresponsable» et construite avec des «matériaux bruts» et un «fini délicat». C’est le nouveau rêve urbain, celui du confort dans la bonne conscience, entouré de matériaux authentiques et d’accessoires produits à partir d’objets recyclés. La recherche d’authenticité par le biais de l’ultra fabriqué: voilà qui fascine Guillaume Corbeil depuis toujours.
L’art du vrai
Dans Cinq visages pour Camille Brunelle (Nous voir nous), il décortique la mise en scène de soi sur les réseaux sociaux, exposant des interactions humaines artificiellement sublimées. Dans Tu iras la chercher, une femme se découvre une identité formatée qui lui semble extérieure à elle-même, imposée par le monde d’images publicitaires qui l’entoure. Unité modèle boucle la trilogie et raconte des vies modelées par le rêve de l’embourgeoisement urbain que vendent les compagnies immobilières: celui du couple parfait coulant des jours heureux sur son canapé modulaire et élevant un enfant souriant en profitant de «tous les services à portée de main».
«Comme souvent dans mon travail, dit l’auteur, je réfléchis dans cette pièce au pouvoir des images publicitaires sur nos aspirations et nos rêves. On fomente nos objectifs de vie à partir de ce monde d’images puissantes qui s’impriment en nous, qu’on le veuille ou non. On tombe tout le temps dans le panneau, on adapte plus ou moins nos valeurs personnelles à celles que la pub veut bien nous faire avaler, et c’est un processus un peu inconscient mais bien réel.»
La comédienne Anne-Élisabeth Bossé et lui se connaissent depuis longtemps. À 18 ans, déjà, elle observait l’obsession de son ami pour le slogan des boulangeries Première Moisson, «L’art du vrai». «Toute l’œuvre de Guillaume, dit-elle, découle de ça: une fascination pour notre désir d’être vrai à travers des mécanismes très fabriqués, notre recherche de l’authenticité dans ce qui ne l’est pas particulièrement.»
«C’est surtout parce que je n’y échappe pas, dit-il, et que je suis façonné par cette fausse authenticité. Je suis d’ailleurs en processus d’acheter un appartement ces jours-ci et, comme tout le monde, je me laisse séduire et émoustiller par ces grandes fenêtres industrielles, ces beaux murs de brique. En écrivant cette pièce, je ne cherchais donc pas à faire une parodie; je ne voulais pas décrire seulement l’aspect médiocre de cette culture qui est un peu empruntée. Il me fallait essayer d’en révéler l’aspect profondément séduisant et la part d’authentique qui en émerge et qui nous séduit. Je me demande à vrai dire comment se déploie cette “gentrification” et où se trouve l’humanité dans cette culture de la vente de condo, où tout est lisse et peut sembler artificiel.»
Jouer dans le théâtre de sa propre vie
Presque entièrement écrite à la deuxième personne du pluriel, dans une adresse frontale au public, Unité modèle place ses deux personnages dans un double jeu: ils sont les représentants chargés de faire bonne impression devant un public d’acheteurs potentiels, mais ils sont aussi, on le devine peu à peu, un couple qui s’est lui-même laissé modeler par les valeurs de bien-être prônées par leur compagnie. Leur apparente perfection va bien sûr craqueler un brin au fil de la présentation. «Il y a là, dit l’auteur, une recherche de perfection formelle qui est évidemment inatteignable. Ce sont des gens qui vivent dans un décor parfait de vie adulte, qui leur permet de se jouer eux-mêmes, de devenir des personnages dans leur propre vie, comme dans un théâtre dans lequel ils projettent leurs existences. C’est ce que je cherchais à toucher.»
Pour l’actrice, le défi est grand. Elle n’hésite pas à affirmer que c’est «l’un des objets les plus difficiles» qu’elle a dû apprivoiser dans sa jeune carrière. «Comment opter pour une théâtralité très assumée (ce que le texte commande un peu) tout en demeurant crédible, tout en évoquant une réalité importante, avec une dose de réalisme? Au début, on est dans un rapport très frontal avec les gens, très simplement. Mais on ne peut pas rester longtemps au premier degré, parce que c’est réellement un pitch de vente et ça ne révélerait pas assez le sous-texte, plus critique et plus virulent, plus comique par moments, et également plus humainement complexe.»
Mis en scène par Sylvain Bélanger, qui se mesure pour la première fois à l’écriture de Corbeil (après Claude Poissant et Sophie Cadieux), Unité modèle tirera profit de sa vision d’un théâtre qui parle directement au spectateur. La relation scène/salle le préoccupe particulièrement, depuis ses débuts avec la pièce Cette fille-là (2004) jusqu’à L’enclos de l’éléphant (2011) ou Comment s’occuper de bébé (2014).
La visite libre commence le 12 avril au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui.