Théâtre à lire : La plaine, de Noémie O'Farrell
Scène

Théâtre à lire : La plaine, de Noémie O’Farrell

Alors que les flammes ravagent toujours l’Alberta, nous vous offrons un texte que l’auteure et comédienne Noémie O’Farrell avait présenté en décembre 2014 au Festival du Jamais Lu Québec dans le cadre d’une soirée bed-in : une histoire d’incendie intérieur et de feu de forêt inapaisable. Un conte slamé pour essayer de dompter les flammes.

Une jeune fille entre sur scène avec une radio de type ’ghetto blaster’ sur l’épaule. Elle démarre le beat, qui peut être quelque chose comme du rap. Le conte peut être slamé en partie, en harmonie avec le beat. Ou pas.

Mon père est mort en même temps que les feuilles se sont mises à repousser. Il faisait toujours tout à l’envers. Même mourir au bon moment, il savait pas comment faire. Ça fait que quand le téléphone a sonné pis que j’étais un peu cocktail sur ma première terrasse de l’année, j’étais comme pas surprise. J’ai pris le temps de finir ma gorgée.

Ça me dérangeait pas, on dirait. J’étais genre anesthésiée. Je suis restée assise dehors toute la nuit sans bouger jusqu’à ce qu’il se mette à pleuvoir. Quand ça s’est arrêté au petit matin, je me suis dit que c’était comme si le ciel avait pleuré à ma place. J’avais un peu fait mon devoir.

Après, les jours qui ont suivi, c’était la sécheresse totale. Pas une larme, pas une goutte de pluie. Pis un gros feu qui a commencé à se répandre dans mon ventre, qui s’est mis à prendre toute la place. Je me suis dit que c’était déjà ça. Qu’il fallait l’écouter, lui donner plus d’espace pis le laisser se consumer. Jusqu’à ce que tout ait disparu pis que je puisse renaître, nouvelle et nettoyée. Au fond, ça me faisait peut-être un petit quelque chose que tu sois parti papa. Mais je te l’aurais jamais dit. On parlait pas de ces choses-là toi et moi.

Alors au lieu de placer des mots sur mon vide, j’ai décidé d’y mettre des arbres. Et sans le dire à personne, je suis partie planter.

Je sais pas à quoi je m’attendais. À une forêt sauvage, des cours d’eau déchainés ou des troupes de nomades. À trouver la paix immédiatement, assurément. Mais c’était pas ça. C’était même le contraire. Avec de l’espace pis du vent, le feu s’enrage et devient encore plus grand.

Journée première 

Un rappeur des bois était venu me parler en bon québécois.

Le beat se suspend.

LUI
On est loin icitte. J’pourrais te pogner dans un coin pis après te faire disparaître.

MOI
Je suis déjà perdue mon gars tu peux rien contre moi.

Le rappeur des bois. C’était mon patron. Je l’appelais l’ours dans ma tête. Au moindre petit bout de chair, il venait rôder. L’ours mangeait pas souvent, il était affamé.

MOI
Crisse ton camp.

LUI
Ok.

Le beat reprend.

Le monde a peur des ours, mais il oublie que les ours aussi ont peur. Avec ma rage comme bouclier, moi je ne l’oubliais pas. Je restais toujours alerte : inébranlable, sans foi ni loi. C’était moi ou la bête. Pis en cette journée première, pas le choix. L’ours est allé voir ailleurs si j’étais là.

Je suis restée toute la journée entourée par mes arbres pis j’ai pleuré. Sans m’arrêter. Du lever du soleil jusqu’au coucher. J’ai braillé. Parce que l’ours au fond m’avait fait un peu peur pis que j’avais pas de père pour me protéger. Il restait juste mes arbres.

Vers 12h, le soleil plombait fort sur ma tête.

MOI
J’pourrais vous planter en rond tout autour de moi. Avec les années, vous grandiriez pis deviendriez comme des bras pour m’enlacer. Des années, c’est loin, mais je suis pas pressée. J’pourrais, en pleurant, vous arroser pis vous regarder pousser.

Je me suis entendue parler toute seule. J’ai pas aimé ça. J’ai arrêté. Pis j’ai recommencé ensuite des tonnes de fois. Plus fort que moi.

Un peu plus tard cet été-là

J’avais laissé tomber le plan des arbres-bras depuis un moment déjà.  J’avais décidé de les mettre en rang comme on me l’avait demandé. Des sillons qu’ils appelaient ça. Je ne connaissais pas. L’ours venait faire son tour une fois de temps en temps. Mais je ne le laissais toujours pas me dominer. J’étais une chienne enragée pis il était au courant.

La beat se suspend.

MOI
Essaye-toi même pas.

Oups, je viens encore de penser à haute voix.

La musique reprend

Et puis sans m’arrêter, je mettais des arbres dans la terre. Jour après jour, avec encore de la colère. Sans prendre le temps de manger, une semence à la fois. Partout ici et là, des petits bouts de moi.

Ce qui est beau quand on est face au vide, c’est que tout est à refaire. Le feu, plus tôt, avait tout ravagé et laissé en cadeau un immense paysage argenté. Le plus grand des tapis de cendre parsemé de petits bouquets verts, qui refusaient d’abandonner. Il y aurait là encore forêt, il fallait juste laisser passer du temps. Et moi j’aidais, un arbre-courage à la fois, en attendant. La nature est inspirante. De la voir aussi puissante ne me donnait pas le choix. J’ai planté 2300 arbres cette journée-là.

Journée dernière

Les saisons étaient comme toi papa. Imprévisibles et souveraines. Des fois, je me disais même que les saisons se foutaient d’elles-mêmes. Ainsi, aujourd’hui le mois de juillet  ne se respectait pas. Y faisait anormalement froid ce matin-là.

Le beat se suspend.

Et comme pour en rajouter, l’ours avait décidé de recommencer à rôder. Il s’était approché tout près de moi et son souffle chaud avait failli me faire flancher. L’instinct de survie est  animal. J’étais blessée et j’avais besoin de me réchauffer.

LUI
Si t’as trop froid, j’peux peut-être t’aider.

MOI
Je te conseille de rester loin de moi.

LUI
Sinon quoi?

MOI
Je te brûle.

LUI
T’es sauvage, j’aime ça,

MOI
Crisse ton camp.

LUI
Comme tu voudras.

L’ours me faisait moins peur qu’avant. Mais il revenait souvent pour me rappeler que j’étais vulnérable. L’ours m’apprivoisait malgré moi, tranquillement.

Le beat reprend

Alors, j’ai décidé de faire un feu. Pour que celui dans mon ventre puisse se regarder dans les yeux. Et se rappeler comme il était fort. Et pour me rassurer encore, me réchauffer un peu.

Je me suis endormie.

Avec de l’espace pis du vent, on peut rêver librement.

Dans mon rêve, l’étendue vide maintenant presque entièrement comblée par les arbres, s’était transformée en butte de sable. J’avançais difficilement. Le soleil brûlait mon corps. Me provoquait en duel. Rester immobile lui aurait donné raison. Alors j’avançais encore pour me battre. Je résistais à ma façon.

Et l’ours me précédait, tout près.

Le soleil plombait encore, toujours plus fort, et ma bouche, comme tout autour de moi, se desséchait jusqu’à la mort. Quand je suis tombée à genoux et que j’ai frôlé le trépas, la bête m’a rattrapée et s’est agenouillée près de moi.

Le beat s’arrête.

LUI
Je peux t’aider.

J’ai accepté.

Et l’ours a commencé à planter des arbres en rond pour faire des bras et de l’ombre, comme je l’avais fait déjà cet été-là. Pour me protéger du soleil. Puis il est parti  au bout de la butte de sable.

Le soleil était encore plus fort et l’ours ne revenait pas. Je lui en voulais de m’avoir laissée seule avec moi-même au milieu de tout ça. Il était parti vers le nord, par delà les nuages. Il m’avait trahie lui aussi, comme je l’avais pressenti.

Et comme j’allais abandonner, laisser le feu prendre tout mon corps, je l’ai vu qui revenait au loin. Il y avait quelque chose avec lui. Une tache grise et deux yeux qui me fixaient comme des points.

La tache s’est approchée et j’ai pu la reconnaître. Elle avait pris la forme d’un lynx.

Le lynx et moi, on s’est regardé longtemps. Puis cette fois, il a pris les devants.

LE LYNX
Au revoir ma punaise.

Qu’il m’a dit tendrement.

La tache est repartie d’où elle était arrivée. L’ours lui, était demeuré devant moi.  Je lui ai souri comme pour le remercier. Je lui ai dit qu’il pouvait venir dans mes bras me protéger.

Et puis l’ours s’approcha.

Quand j’ai senti son corps, le soleil et mon feu se sont mis à flamber encore plus fort.

Je me suis réveillée à cet instant, exactement.

Il faisait toujours aussi froid. Ce qui m’avait réchauffée dans mon rêve, ce n’était pas l’ours ni le soleil, mais le feu que j’avais fait devant moi. Qui se rependait. Les arbres que j’avais plantés se laissaient dominer. La nature se connaît. Elle sait qui est le plus fort et l’accepte sans résister.

Tout se consumait. Les petits bouquets de promesse verts que j’avais semés. Ma colère contre mon père, ma peur de l’ours et même le feu en moi.

Tout y était passé, je n’étais plus que poussière argentée.

Ce qui est beau quand on est face au vide, c’est que tout est à refaire. Et des cendres que j’avais laissées pour me faire pardonner à ma terre mère, j’étais devenue un oiseau.

Phoenix flamboyant.