Joël Pommerat : Cendrillon, cette endeuillée
Scène

Joël Pommerat : Cendrillon, cette endeuillée

Cendrillon n’est pas qu’une jeune fille se nourrissant de rêves de princesse. Dans la vision du grand maître français Joël Pommerat, en visite au Carrefour international de théâtre, c’est surtout une enfant heurtée par le deuil et la culpabilité.

Toutes les scènes du monde se l’arrachent. Au moment où nous l’attrapons pour une discussion téléphonique, Joël Pommerat est dans un restaurant de Pékin, venu dans l’Empire du Milieu pour négocier une collaboration avec la troupe du Grand Théâtre national de Chine. Partout, son esthétique sophistiquée de sons et d’ambiances cinématographiques est applaudie, comme ses savants clairs-obscurs et ses ellipses faisant mystérieusement apparaître et disparaître des personnages écorchés. Ses acteurs fabuleux, de leurs voix erraillées, évoquent des vies banales qui prennent un tournant tragique, dans un écrin théâtral qui prend peu à peu l’ampleur d’un grand film. Mais le théâtre de Pommerat est aussi et surtout une affaire d’écriture: des montées dramatiques puissantes et des dialogues intelligents, animés par un regard humaniste et philosophe sur les grands combats de l’homme.

Que son écriture de plateau se mette au service du théâtre jeune public ou du théâtre «adulte», c’est du pareil au même. Cendrillon fait partie de sa trilogie de contes, avec Le petit chaperon rouge et Pinocchio: des spectacles destinés aux enfants mais conçus à la manière Pommerat, sans infantilisation aucune. Ils ont d’emblée intéressé tout le monde, rallié tous les publics.

Cendrillon (Crédit: Cici Olsson)
Cendrillon (Crédit: Cici Olsson)

«J’ai fait cette trilogie en pensant aux enfants, tient-il à préciser. Mais la vérité, c’est qu’en jouant ces spectacles, quelque chose s’est passé avec le public: les adultes ont reçu ces spectacles d’une manière que je n’avais pas soupçonnée. Il y a eu un glissement; les théâtres qui accueillent les spectacles se sont mis à parler de ce travail comme d’un théâtre tout public. Je n’ai pas contesté ça, car j’ai voulu parler aux enfants, mais j’ai aussi voulu ne pas me trahir moi-même comme adulte par rapport à ce que je ressens. Je ne parle pas aux enfants très différemment qu’aux adultes, au fond.»

Analyste attentionné et éclairé des relations humaines, Pommerat a décortiqué le couple (La réunification des deux Corées), les relations de travail ou l’influence du commerce sur les interactions (Les marchandsLa grande et fabuleuse histoire du commerce), puis les tractations politiques (Ça ira (1) Fin de Louis). Avec Cendrillon, il ancre son regard dans une famille cruelle, explorant la méchanceté intrinsèque de l’homme et son besoin de dominer l’autre, mais il s’interroge surtout sur les conséquences du deuil, de la douleur de la perte.

«Au-delà de son aspect féérique et romantique, Cendrillon est une œuvre sur la mort. Si Cendrillon accepte les humiliations, ce n’est pas parce qu’elle est gentille en soi. Personne d’ordinairement constitué ne peut accepter qu’on lui fasse endosser physiquement et moralement autant de brimades. Je pense qu’elle accepte à ce point la violence des autres parce qu’elle est en état de choc. Elle est dans une phase de traumatisme et de culpabilité. Ces sentiments-là sont par ailleurs fortement ressentis par cette enfant, car elle n’a aucune expérience de la vie, aucune clé de compréhension de la mort. Le deuil est une expérience qu’elle ne sait pas décoder.»

La perspective est singulière. Le célèbre psychanalyste Bruno Bettelheim a contribué à ancrer dans nos imaginaires l’idée que Cendrillon soit surtout un récit de rivalité fraternelle. Or Pommerat ne s’intéresse que très peu à cette vision canonique de l’œuvre, réfléchissant à l’absence maternelle comme moteur des comportements de Cendrillon. «Soudainement dépourvue de mère, arrachée brutalement à la relation fondatrice qu’elle entretenait avec sa mère, Cendrillon se retrouve en pleine quête d’identité, en quête d’elle-même. Mais ce n’est pas une quête qui s’articule dans la stricte intériorité du personnage. Je suis toujours davantage intéressé par la psyché à partir de la manière qu’ont les personnages de se situer par rapport aux autres, à travers leurs difficultés relationnelles et interactionnelles.»

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Cendrillon (Crédit: Cici Olsson)

C’est aussi dans le réconfort de la rencontre avec celui qui vit une situation similaire que se joue cette histoire de deuil: Cendrillon trouve son prince et partage avec lui la douleur de la perte du parent. «Ma mère est morte», dit-elle à son nouveau chéri. «Et tu sais moi aussi faut que j’arrête je crois de me raconter des histoires, me raconter qu’elle va peut-être revenir un jour ma mère, si je pense à elle continuellement par exemple, non! Elle est morte et c’est comme ça! Elle va pas revenir ma mère! Et elle est morte! Comme la tienne! Et rien ne pourra y changer? Non rien.»

La pièce, portée par une délicate narration en voix hors champ, puise aussi autant chez les frères Grimm que chez Perrault, cherchant le meilleur des deux mondes. «Je me sens en général plus proche de Grimm que de Perrault, précise Pommerat. Il est plus moderne, plus shakespearien, plus apte à dépeindre la cruauté des hommes et leur violence. Je trouve Perrault bien plus moralisateur. Mais ma version de Cendrillon est proche de Perrault dans la structure narrative, qui demeure assez traditionnelle et qui respecte l’histoire canonique, que tout le monde peut reconnaître. Cette pièce a été pour moi le chantier d’une importante réflexion sur le récit.»

Du 24 au 26 mai au Théâtre de la Bordée
Dans le cadre du Carrefour international de théâtre de Québec