FTA et Carrefour : Une entrevue avec Antonio Tagliarini et Daria Deflorian
Scène

FTA et Carrefour : Une entrevue avec Antonio Tagliarini et Daria Deflorian

Les Italiens Antonio Tagliarini et Daria DeFlorian font du théâtre documentaire minimaliste, débarquant avec deux spectacles au FTA et au Carrefour international de théâtre de Québec. Un théâtre dans lequel l’acteur dialogue avec les existences et les vécus des autres. Discussion.

VOIR: Vous avez commencé à travailler ensemble dans un geste de filiation autour de la regrettée chorégraphe allemande Pina Baush. Racontez-moi.

Daria Deflorian: « Nous avons effectivement pour Pina un amour absolu. Antonio vient d’ailleurs du milieu de la danse, moi du monde du théâtre et de la performance. Nous voulions unir nos voix dans un projet à l’image et en honneur de Pina. Nous l’avons fait en 2008. Mais ce n’était pas nécessairement proche de la danse. On explorait la dimension physique de Pina à travers la parole, en utilisant des vidéos de Pina que nous commentions, notamment sa légendaire pièce Café Muller. Nous discutions du langage de Pina Baush sans toutefois l’utiliser ou le calquer. C’est comme ça que s’est développée notre méthode de travail. Nous sommes toujours nous-mêmes sur scène, mais nous présentons aussi un objet, quelque chose entre nous, un sujet d’investigation, une recherche. Nous sommes Daria et Antonio, mais entre nous il y a un objet qui permet un espace qui nous fait sortir de nous mêmes.Nous sommes quelque part entre documentaire et fiction. »

VOIR : Dans Reality, vous vous inspirez des carnets qu’une dame a remplis toute sa vie durant pour documenter les moindres événement de son existence. Comment avez-vous découvert ces carnets?

Antonio Tagliarini: « Il y a eu quelques reportages sur cette dame dans les journaux. On est donc allés à Cracovie pour rencontrer sa fille, pour prendre connaissance des carnets, pour découvrir l’environnement dans lequel elle vit. Vraiment comme une enquête. Nous faisons toujours d’abord cette immersion, avant de commencer le travail de création. » 

 D.D. : « L’enquête n’est pas seulement à propos de l’objet, mais aussi sur nous et notre relation avec l’objet. L’objet est un miroir de nous-mêmes. Les carnets nous ont permis de questionner notre relation au quotidien, à la vieillesse, au sens de la vie, à tout ce qui nous compose et qui est banal, qui n’est pas héroïque. »

 A.T. : « Cette femme e a été mariée; elle s’est divorcée; elle a eu 3 enfants. Une vie très normale, très ordinaire. Elle a vécu la 2e guerre mondiale, l’Europe divisée, elle a été du bloc communiste – il y a tout cela dans ses cahiers, mais traités sous le filtre du quotidien. Il y a quelque chose de fascinant dans cette manie qu’elle avait de tout observer. Elle notait les faits mais elle ne commentait rien. Son projet était de documenter la réalité pure, sans affects. C’est ce qui nous a intéressés. Les seules fois où elle laissait percer sa subjectivité, c’est lorsqu’elle écrivait des cartes postales. 

D.D. : « Ces archives sont banales mais passionnantes. Nous croyons au pouvoir de la liste, aux révélations que les listes et les statistiques contiennent, à la poésie de l’énumération. Nous sommes fans par exemple de Sophie Calle et Boltanski – qui savent que les formes des choses ont beaucoup de signification. Reality, c’est exactement ça. Une quantité d’énumérations, des compilations du quotidien qui s’empilent. Il y’a une beauté indescriptible dans ces listes, parce qu’elles racontent tout simplement la vie. Nous nous intéressons aussi à la calligraphie, aux détails de la mise en page. »

VOIR: Vous dites que cette dame ose se raconter plus intimement dans les cartes postales. De quelle manière?

A.T. : « Dans les cartes postales, en effet, elle s’explique un peu; elle réfléchit; elle a une pensée profonde au sujet de son grand projet de documentation de sa vie. Son geste apparaît calculé, tout sauf irrationnel, mais en même temps demeure un certain mystère. De plus, elle n’a jamais parlé de son projet à ses enfants, de son vivant. Dans notre société ou tout est visible et exposé, ce grand secret nous a paru extrêmement inspirant. C’est beau qu’elle ait gardé cet espace intime. C’est impressionnant dans un monde où tout est connecté tout le temps et où tout le monde se met en scène. »

VOIR: Votre quête est-elle, à son image, de comprendre la notion de « réalité » ? De la mettre en mots, en images, de saisir véritablement les contours de ce qu’on appelle le réel mais qui est fuyant et complexe?

D.D. : « Absolument. Les carnets nous ont permis d’aller loin dans cette question. Sur scène, on tente aussi de répondre à cette question en favorisant un jeu d’acteur très direct, dans une relation immédiate avec l’audience. Le public n’est pas abstrait pour nous. Le temps réel de la représentation est le temps qui nous importe le plus. »

VOIR: Dans Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni, vous vous intéressez à l’histoire, fictive celle-là, de 4 femmes qui décident de se suicider pour échapper à la crise économique actuelle. 

D.D. : « Cette histoire vient d’un roman de Pétros Márkaris, Le justicier d’Athènes. Nous voulions parler de la crise économique, car ça nous touchait personnellement. Mais c’est un sujet énorme, impossible, aux multiples ramifications, et comme nous ne somme pas économistes, le sujet nous faisait un peu peur. Mais dans ces 3 pages de romans, nous avons trouvé, donc dans l’extrême intimité, dans le très resserré, une porte d’entrée. »

A.T.: « Ce que font ces femmes, c’est un geste de résistance, et c’est beau! Nous sommes très attachés à l’idée que, parfois, il faut savoir dire non. Savoir abdiquer. L’excès de positivité crée parfois du désespoir, de l’insécurité, de la dépression. Il doit y avoir une balance entre positivité et négativité. Et paradoxalement le positif ressort de cette négativité. Comprenons-nous : on ne veut pas faire l’apologie du suicide. Se tuer n’est pas la solution aux problèmes économiques.  Mais nous pensons que le suicide comme geste politique peut avoir un sens – il y a de nombreux exemples dans l’histoire qui le confirment. Ceci dit, le geste de ces 4 femmes est plus complexe, parce qu’il est fait dans une société dénuée de valeurs communes, dans un monde où il n’y a plus d’utopie à défendre. Elles le font collectivement, ce qui réaffirme l’importance du collectif. Autrement dit, c’est loin d’être un acte égoïste. »

VOIR: Le spectacle met aussi en relief la manière dont nos sociétés négligent la vieillesse et excluent les personnes vieillissantes, non ?

D.D. :  « Oui. Et on en profite pour faire une réflexion sur tous les marginaux qui sont oubliés en période de crise économique. La fragilité de ces gens-là en Italie est forte, comme en Grèce. En tant qu’artistes, spécialement en Italie en tant qu’artistes indépendants qui ne sont pas financés du tout, nous nous reconnaissons dans le statut de ces marginaux. »

Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni : du 27 au 29 mai à Montréal à l’Espace go et les 2 et 4 juin à québec au théâtre périscope

REALITY, les 28 et 29 mai à Montréal à l’Espace GO et les 3 et 4 juin à Québec au Périscope