Nos serments : Le polyamour en quelques épisodes
Les hippies voulaient l’amour libre. Les Y veulent le polyamour. Le cadre est différent, les modèles de couple également, mais la même vieille utopie continue d’être poursuivie. En s’inspirant de La maman et la putain dans sa délicieuse pièce Nos serments, la metteure en scène Julie Duclos montre que plus ça change plus c’est pareil. Un théâtre naturaliste aux dialogues ciselés, qui fait un clin d’oeil au cinéma tout en exacerbant le pouvoir de la scène et des acteurs.
Rencontrez François (David Houri), Esther (Alix Riemer) et Oliwia (Magdalena Malina). Ils sont jeunes, beaux et intelligents. Ils ont soif d’amour. Mais ils savent bien que la monogamie n’est plus une option. Tout naturellement, ils tenteront de vivre un polyamour bien de leur époque, sur une note quasi badine et dans une désinvolture presque ingénue. Mais comme dans le film de Jean Eustache en 1973, l’utopie se heurtera aux rivages de l’impossible.
Du film-culte La maman et la putain, Julie Duclos conserve les situations de base et les grands enjeux. Mais rien n’est ici simplement rejoué, ni les noms des personnages ni les lieux ni les dialogues. La jeune metteure en scène française offre un palimpseste inspiré, un nouveau scénario nourri par de fertiles improvisations et par l’engagement d’acteurs débordants de sincérité. Si Eustache favorisait pour le cinéma un jeu plutôt théâtral, ceux-là font le mouvement contraire et inventent un registre de jeu naturaliste-explosif, cinématographique mais très à fleur-de-peau, une incarnation frénétique qui nous les rend aussi passionnants que captivants.
D’un jeu minimaliste et intériorisé, les acteurs basculeront rapidement vers une interprétation explosive. À cet égard la toute première scène de la pièce, celle qui se déroule avec Mathilde ( Maëlia Gentil), l’ex-petite-amie de François, est exemplaire. Dans leurs dialogues amoureux à priori calmes, on sent d’abord poindre une once de névrose en arrière-plan. C’est le registre de jeu de l’acteur Vincent Macaigne, nouvel enfant chouchou des cinéastes français. Mais soudain tout explose : les voix s’élèvent, les émotions expulsent. La pièce se tiendra en équilibre sur ce mince fil, cultivant la plupart du temps une répartie habile et architecturant des dialogues amusés avant de plonger dans le vif du sentiment.
Outre la polygamie et ses écueils, la pièce expose le couple dans les extrémités de sa cohabitation, jusqu’aux dénouements les plus malsains, quand l’un exige de l’autre ce qu’il est incapable d’être et de faire, ou quand la présence de l’autre devient, sous des airs désinvoltes et libres, une sorte de prison.
L’écriture, très subtile, expose les mécanismes de camouflage de soi dans le jeu social et à travers les codes du couple, avant de tout déballer. Mais aussi, dans les moments les plus graves, une tendance à la suranalyse de chaque interaction, en quête d’une vérité du couple qui ne serait atteignable que par la dissection, que par la surconscience de chacun de ses mouvements. Les personnages, intellos sympathiques, citent Kant et se passionnent pour la grammaire, faisant de ces inclinations un trait d’humour qui désamorce les tensions.
Chez Julie Duclos, le théâtre est une affaire de mots mais aussi de corps, souvent engagés dans une sensualité subtile, dans une sexualité qui se devine dans les petits gestes. Le pinceau qui maquille délicatement les yeux ou le baiser volé au rythme de deux ou trois pas de danse n’en sont que quelques délicieux exemples. Une intuitive et formidable intimité des corps, qui n’a pas besoin d’explicite pour se déployer.
Le spectacle, voulant s’inscrire plus fermement dans l’héritage cinématographique de Jean Eustache, tente aussi un dialogue avec le cinéma en insérant ici et là quelques scènes filmées dans un Paris nocturne ou dans le chaos d’un café. Ces séquences brisent le huis-clos pour amener à d’autres espaces physiques mais également d’autres espaces mentaux, laissant les personnages se dévoiler dans leur individualité réelle plutôt qu’à travers le couple ou le triangle amoureux. Une idée intelligente, qui offre une autre perspective sur les personnages. Mais paradoxalement, ici, c’est le théâtre qui remporte la palme de l’art le plus naturaliste, qui nous happe le plus par sa vérité. Comme si, au jeu de l’illusion, l’artifice du cinéma n’arrivait pas, cette fois-ci, à supplanter l’artifice théâtral.