Go Down, Moses : Plonger dans l'archaïque
Scène

Go Down, Moses : Plonger dans l’archaïque

Le maître Castellucci est de retour. S’inspirant d’un chant d’esclaves et du récit biblique de Moïse, Go Down Moses est un spectacle puissant dans lequel le metteur en scène italien conjugue un réalisme dérangeant à des images hautement symboliques, racontant par glissements un monde à libérer de ses chaînes.

Intéressante période artistique que celle que traverse Romeo Castellucci, dans laquelle sa maîtrise de l’image et du symbole est accouplée à des scènes naturalistes, bien ancrées dans le monde contemporain et souvent dérangeantes de naturel. Le choc de ces deux visions du monde, quand l’hyper-concret rencontre l’ultra-symbolique, est indéniablement fertile. Dans Sur le concept du visage du fils de Dieu, vu au FTA en 2012, il faisait dialoguer une troublante scène d’indignité humaine avec le tableau du visage du Christ, au regard mélancolique et profond. Cette fois, l’accouchement sanglant d’une femme seule dans une toilette publique et l’interrogatoire que lui fait subir un policier intransigeant entreront en résonnance avec des images d’une humanité archaïque, dans un tableau final montrant l’enterrement d’un enfant dans une caverne du néolithique. La mère, symbole de fertilité et de courage, y est sublimée et porteuse d’espoir pour une humanité que le spectacle dépeint autrement comme enchaînée.

Crédit: Guido Mencari
Crédit: Guido Mencari

Mais puisqu’on est chez Castellucci, le théâtre est aussi férocement sonore. La première image puissante est assortie d’un bruitage inquiétant, apte à ébranler physiquement le spectateur, éveillant sa sensorialité au maximum.  Devant cet immense tuyau qui tourne de manière inquiétante, s’accompagnant de grinçants bruits de ventilation et d’aspirateurs, on ressent un vertige, pour ne pas dire un sourd sentiment de peur. Le rouleau va graduellement avaler des perruques : c’est l’identité féminine tourneboulée, la femme emportée dans un tournis incessant, dans une souffrance pour le bien de l’humanité. Du moins, mis en parallèle avec l’histoire de cette femme qui accouche de Moïse et vit toutes les douleurs pour donner naissance à un Sauveur, cette idée s’incruste en nous. Mais là est la beauté du mystérieux théâtre de Castellucci : on pourra interpréter le mouvement infernal de ce tuyau de bien des manières.

La pièce alignera les images, vraiment conçues comme des tableaux chorégraphiés, dans lesquels l’acteur s’oublie au profit d’un tableau d’ensemble cohérent. Le sens vient de la mise en relation de ces images et du dialogue qu’elles entretiennent avec les scènes plus réalistes. Castellucci, d’ailleurs, offre une maîtrise rare de la transition scénique, orchestrant le passage d’une image à l’autre comme dans un rêve éveillé. C’est sublime.

Crédit: Guido Mencari
Crédit: Guido Mencari

Longue, intense, hyperréaliste et bouleversante, la scène d’accouchement sera suivie du récit hachuré de cette femme ayant donné naissance à l’homme qui est destiné à libérer l’humanité de l’esclavage. En ancrant ce récit biblique dans un contexte très contemporain, dans une salle de police où l’on enjoint cette femme d’être « normale » et de cesser de « délirer », Castellucci cherche visiblement à initier une réflexion sur l’esclavage de nos vies modernes, prétendument libres, mais aliénées par la consommation et par des conventions sociales précises : un conformisme qui tue la poésie et l’espoir.

Puis Castellucci nous entraîne au Néolithique, dans une caverne où, doucement, une mère enterrera son enfant avant de s’allonger pour laisser un homme entrer en elle. Dans cette image dévoilée progressivement derrière le tulle, l’artiste italien fait apparaître une nouvelle scène de naissance et de mort, l’air de dire que l’espoir et que l’évolution valent encore le coup même si ce monde déçoit. Surtout, il orchestre un hommage à la femme, source de vie et de beauté. Les mots échouent à raconter la splendeur de ce moment de théâtre visuel : il faut vraiment le vivre.

Crédit: Guido Mencari
Crédit: Guido Mencari

Castellucci, d’ailleurs, se raconte bien mal.

Tout le temps ou presque, en arrière-fond sonore, se font entendre le brouhaha de la vie qui bat et des cafés où l’on parle et boit. Castelluccci invente des tableaux d’une grande force symbolique, qui échappent au réel et le subliment, mais en même temps il les ancre dans le concret du monde, les fait interagir avec la ville dans son grondement le plus naturellement visible.

On pourrait dire la même chose du tulle à l’avant-scène, qui crée une frontière entre la scène et la salle, un filtre apposé par-dessus l’action scénique comme pour en réaffirmer le caractère sublimé et symbolique, mais qui en même temps ne crée pas de vraie barrière, laissant voir et ressentir assez pleinement l’action et l’image.

Un spectacle qui imprimera longtemps en nous ses images aussi mystérieuses que signifiantes.

Jusqu’au 4 juin AU THÉÂTRE DENISE-PELLETIER

Dans le cadre du Festival TransAmériques (FTA)