Artistes et espaces ephémères urbains : Créer avec le vrai monde
Scène

Artistes et espaces ephémères urbains : Créer avec le vrai monde

«Des vendeurs de crack ont nourri mon processus de création!» La citation est de l’auteur et metteur en scène Gabriel Plante, qui s’est installé aux Jardins Gamelin l’été dernier pour un labo participatif et sportif menant à la création de sa pièce Plyball. Au-delà de la boutade, voilà qui en dit beaucoup sur la manière dont les nouveaux espaces éphémères urbains deviennent des lieux de création pas comme les autres.

C’était dans le cadre du OFFTA 2015. Pour inventer sa pièce de théâtre qui utilise le sport comme métaphore d’une société normée et réglée par des cadres et des règles qu’on ne sait plus contester, Gabriel Plante a installé aux Jardins Gamelin son gros dispositif de plyball. Une structure de bois et de grillages, deux balles de tennis, un panneau expliquant les règlements de ce sport qu’il a inventé pour les besoins de la cause. Pendant trois semaines, les passants sont venus jouer, deux par deux, devant l’auteur qui observait, prenait des notes et ne se faisait pas prier pour discuter avec les sportifs amateurs. Une expérience de création ancrée dans le bitume et qui a bénéficié de la popularité des Jardins Gamelin, ce nouvel espace public transformant la place Émilie-Gamelin en haut lieu de réjouissances avec son agriculture urbaine chatoyante, son bar-terrasse et ses événements incessants.

Plyball / Crédit: Maxim Paré Fortin
Plyball / Crédit: Maxim Paré Fortin

La même chose s’est produite avec le karaoké ambulant du jeune metteur en scène Félix-Antoine Boutin, qui a invité le monde à chanter aux Jardins Gamelin dans ce qu’il a imaginé comme une étape de travail de son projet Orphée-Karaoké. Plus tard, le Festival international de littérature a aussi invité des artistes à mêler leur travail à celui de la foule bigarrée des Jardins, où se côtoient le travailleur du centre-ville et les sans-abri du quartier. Ailleurs, au Village éphémère Pied du Courant, au pied du pont Jacques-Cartier, ce sont les artistes visuels qui ont le plus investi les lieux. Au Marché des Possibles, rue Bernard, les initiatives furent de nature moins expérimentale, mais le potentiel est là.

Orphée Karoké, de Félix-Antoine Boutin, aux Jardins Gamelin / Crédit: O
Orphée Karoké, de Félix-Antoine Boutin, aux Jardins Gamelin / Crédit: OFFTA

Dialoguer avec la ville

À l’image de ces nouveaux espaces souvent conçus dans un esprit participatif ou carrément mis en place par des citoyens qui mettent la main à la pâte, l’art qu’on y présente et qu’on y crée est un véritable art de dialogue avec la ville et avec ses passants. «On ne va pas aux Jardins Gamelin juste pour aller voir un spectacle, mais bien pour vivre une rencontre sociale», dit Pascale Daigle, directrice de la programmation du Quartier des spectacles. «Le mouvement actuel dans lequel on a voulu s’inscrire avec les Jardins en est un de réappropriation des espaces par les habitants de la ville. Pour que ça marche, il faut impliquer le plus de monde possible et réfléchir à la programmation en fonction des populations urbaines qui fréquentent déjà les alentours du lieu. La place Émilie-Gamelin est le repaire de nombreux itinérants et de petits vendeurs de drogue. L’idée était de transformer le lieu pour qu’il attire d’autres Montréalais sans pour autant chasser ceux qui avaient l’habitude d’y traîner. Force est de constater que ça a bien marché.»

Ça aurait pu n’être qu’un vœu pieux. Mais si on se fie aux propos de Gabriel Plante, son jeu de plyball a bel et bien été un espace de mixité sociale inattendu. «C’était fréquent de voir un touriste français un peu bourgeois jouer au plyball avec des habitués du parc, des gens assez défavorisés. On n’a pas tout gardé dans le spectacle final présenté au Théâtre La Chapelle, mais les situations que ça créait étaient très intéressantes. Il y avait notamment ce groupe de jeunes d’origine haïtienne, dont je parlais plus tôt, que j’aimais beaucoup parce qu’ils jouaient de manière exubérante et qu’ils donnaient un bon show. Ils ont été très stimulants dans mon processus de création, et j’ai appris seulement à la fin qu’ils étaient à la tête du petit réseau de vente de crack dans le parc. C’était des rencontres étonnantes, à hauteur d’homme et sans jugement. Je n’avais pas imaginé que ça fonctionnerait aussi bien.»

Les Jardins Gamelin / Crédit: Ulysse Lemerise
Les Jardins Gamelin / Crédit: Ulysse Lemerise

Toujours dans le cadre du OFFTA, les artistes belges et québécois qui participaient au MIXOFFS, créant pendant quelques semaines dans des conteneurs installés aux Jardins Gamelin, ont presque tous choisi de travailler le thème de l’itinérance. «Une vraie création pour l’espace public, dit Pascale Daigle, tient toujours compte de l’espace immédiat dans lequel elle s’insère. On est vraiment heureux que les Jardins ne soient pas qu’un espace de diffusion. C’est un lieu qui influence directement l’art qui y est présenté.»

L’avenir

Cet été, on dénombre un peu moins de projets dans lesquels des artistes investissent les lieux aussi longtemps que l’ont fait l’été dernier les invités du OFFTA, un peu moins également de créateurs ayant imaginé des projets de création directement inspirés par les lieux. Mais des artistes profiteront notamment du festival Escales improbables pour faire des créations spontanées aux Jardins Gamelin.

Crédit: Ulysse Lemerise
Crédit: Ulysse Lemerise

Des organismes comme Culture Montréal et des universités locales avoisinantes (McGill et l’UQAM) s’intéressent en tout cas beaucoup au phénomène. En décembre, le colloque Faire la place faisait le point sur les nouvelles relations entre l’art et l’espace public, constatant une recrudescence de l’art public dans un Montréal transformé par les projets de placemaking. On y a entendu les têtes pensantes de Pépinière & CO (créateurs des espaces Gamelin et Pied du Courant) ou de Project for Public Spaces (actifs dans une quarantaine de pays): des designers et architectes qui croient à la réappropriation de l’espace urbain dans la concertation avec les citoyens et dans une volonté de créer des structures temporaires simples, sans moyens financiers démesurés.

Comme le font les designers de ces lieux, qui agissent en étant sensibles au contexte préexistant et qui pensent avant tout à l’inclusion de diverses populations, les artistes qui seront invités à créer dans ces nouveaux espaces ont en quelque sorte le devoir de valoriser les talents et les perspectives des citoyens et des commerçants qui habitent le lieu et qui le font vivre. Les pistes à exploiter sont nombreuses et peuvent faire appel à la mémoire des lieux et à la mémoire des gens, comme aux possibilités spontanées d’interaction entre les passants dans un espace public repensé.

Les possibilités de ces nouveaux espaces éphémères, en tout cas, sont grandes. Et comme il reste beaucoup de friches industrielles inexploitées à Montréal, ou d’espaces vides laissés à l’abandon par des promoteurs négligents, on peut rêver à une multiplication d’initiatives du genre. Les Montréalais ont prouvé l’été dernier qu’ils en sont friands.