Ma(g)ma, ou la genèse de la violence
Scène

Ma(g)ma, ou la genèse de la violence

Tout l’été, les jeunes artistes de la compagnie Castel Blast, de nouveaux visages que l’Espace libre a osé programmer en ouverture de sa saison d’automne, répètent leur pièce Ma(g)ma avec une trentaine d’acteurs-danseurs. Incursion dans l’antre créatif d’une relève qui veut créer sans compromis un théâtre imagé et sacré.

Dans l’appartement de Léo Loisel en ce mardi matin ensoleillé, un projecteur diffuse sur le mur blanc du salon l’une des scènes finales d’Inferno, le spectacle de Romeo Castellucci qui avait sublimé la Cour d’honneur du Palais des papes à Avignon en 2008. Loisel, jeune comédien issu de l’École nationale de théâtre, veut rafraîchir la mémoire du journaliste, mais aussi de ses cocréateurs Xavier MaryOlivia Sofia et Guillaume Rémus, tous d’assez grands fans de l’iconoclaste et angoissant Castellucci. L’écran repasse la scène où les spectateurs de la Cour d’honneur sont peu à peu recouverts d’un immense drap blanc: une marée humaine immaculée, image de pureté comme évocation du linceul qui recouvre les morts. Tout est là.

Illustration : Clément Loisel
Illustration : Clément Loisel

Entre pulsion de vie et pulsion de mort, entre quête du sacré et ambiances anxiogènes, le théâtre de Castellucci est l’une des principales sources d’inspiration du collectif Castel Blast. Le nom du grand metteur en scène italien sera prononcé souvent pendant la réunion de production à laquelle l’équipe m’a invité à assister, et aussi pendant l’entrevue qui suivra. Ainsi que celui d’Alejandro Jodorowsky, de Joël Pommerat, de Pina Bausch ou de Markus Öhrn. À la sortie de leur spectacle en version laboratoire à l’été 2015 dans une église du Plateau-Mont-Royal, c’était d’ailleurs l’impression la plus tenace qui me frappait, celle d’une jeunesse un peu candide mais plutôt inspirée, qui avait fait des images de Castellucci son petit lait. Ils en revendiquent volontiers l’influence.

Loisel, qui avoue son rapport trouble avec la religion catholique, dira notamment ceci, citant le grand maître italien que l’on connaît aussi pour sa réinterprétation des grands symboles chrétiens: «Castellucci dit que son désir est de faire du théâtre à l’intention d’un Dieu qui le regarde. Je me reconnais vraiment beaucoup là-dedans. Il faut s’adresser aux spectateurs, mais en parlant à ce qui est plus grand qu’eux, à ce qui est transcendant et sublimé en eux.» Observant son complice en souriant, Olivia Sofia ajoutera, plus pragmatique, qu’«il y a peut-être une forme de quête de spiritualité dans Ma(g)ma». «Car on va se le dire, on est des perdus, des déboussolés spirituellement. Travailler le rite, ça nous permet de chercher ce qu’il y a d’immense et qui ne demande qu’à être atteint par nous.»

Photo : Coli Earp Lavergne
Photo : Coli Earp Lavergne

L’enfant contre la violence du monde

Sur la scène vide, un tapis blanc. S’y installe un enfant. Seul, innocent et pur. Dans une suite de tableaux vivants – parfois des images fixes comme sur une toile, parfois des mouvements de groupe très chorégraphiés –, l’univers vierge de cet enfant sera perturbé, assailli notamment par des sons grinçants ou par une horde d’hommes au torse dénudé. «Seulement des hommes, précise Olivia, mais la notion de virilité ne nous intéresse pas en tant que composante stéréotypée de la masculinité; on aime une virilité très variée, que chacun exprime selon ses codes personnels et avec la corporéité qui lui est propre.»

La lumière, et peut-être quelques effets vidéo, compteront aussi beaucoup dans l’univers scénique que cherchent à créer Léo, Sofia, Xavier et Guillaume. Ce jour-là, attablés ensemble avec tout le sérieux du monde, ils observent et commentent des images issues de performances interactives dans lesquelles la lumière sculpte l’espace et crée des corridors énigmatiques: ces documents amenés par leur collaboratrice Laura-Rose R. Grenier semblent les inspirer particulièrement. Qu’en restera-t-il le soir de la première? Mystère insondable de la création.

Olivia vient de la danse contemporaine, Léo du jeu, Xavier de la scénographie, Guillaume du son numérique. Mais ils sont unis par une curiosité pour l’homme, par un intérêt pour les questions métaphysiques fondamentales, par un désir de poser de grandes questions essentialistes sans nécessairement chercher de vraies réponses. «On peut interpréter que l’enfant, dans cette pièce, représente notre solitude originelle, tente Olivia Sofia. Mais aussi notre pureté originelle devant une certaine violence du monde extérieur. C’est la part intègre et naturelle de soi que l’on ne veut pas perdre au contact du groupe.»

«C’est une pièce, poursuit Xavier Mary, sur les rites de passage d’un enfant qui cherche sa place dans le monde. Qui est frappé par le monde de manière violente, qui prend conscience de ce monde avec fracas. C’est l’innocence originelle qui se perd au contact de la civilisation, au contact de la masse. Du moins, je pense que c’est ce qu’on tente d’explorer de différentes manières. Mais on veut aussi sans doute raconter la prise de conscience par cet enfant de sa propre pulsion de violence, de son propre pouvoir de destruction, qui peut être dévastateur comme il peut être un moteur, une pulsion de vie. On parle de violence, mais on la voit aussi comme une force agissante, qui peut aussi se dévoiler dans la subtilité.»

Photo : Coli Earp Lavergne
Photo : Coli Earp Lavergne

Sexe, chasse et microclimats

Dans la version labo présentée à Zone Homa l’été dernier, Loisel était narrateur en voix hors champ et comparait, dans une scène mettant en scène des corps lascifs dans un bar, le ballet des corps séducteurs à une situation de chasse tout à fait primitive. La violence est aussi dans les rapports sexués, pense le quatuor. Là où l’on voit de l’amour, il y a aussi de la cruauté. «La violence, explique Léo, c’est souvent la pulsion sexuelle, ou disons, plus largement, la pulsion corporelle, le défoulement du corps.»

Pour arriver à représenter tout ça, Castel Blast mise sur une certaine démesure, avec sa distribution hétéroclite de 30 acteurs-danseurs, de jeunes et fougueux interprètes qui sont prêts à tout. Mais ce qui les intéresse avant tout, c’est d’inventer un théâtre d’ambiances et de climats, qui raconte par ses atmosphères et sa sensorialité. «L’ambiance, pour nous, est porteuse d’une plus grande histoire que n’importe quel récit», conclut un Léo Loisel très convaincu. Et plutôt convaincant.

Du 31 août au 10 septembre à l’Espace libre.