Olivier Kemeid et Frédéric Dubois : À la recherche de l’absolue nécessité
Ces deux hommes issus du milieu théâtral québécois ont été nommés récemment à la tête de deux institutions importantes. Rencontre avec deux esprits créatifs qui devront désormais ajouter des outils de gestion à leur inspiration bouillonnante.
Frédéric Dubois et Olivier Kemeid ont œuvré sur Five Kings pendant plus de cinq ans. Débroussailler les textes de Shakespeare, les réécrire, les adapter, mettre sur pied une distribution de plus d’une dizaine d’acteurs pour monter un spectacle de plus de cinq heures. Au détour d’un projet si gargantuesque, ils ont réfléchi à leur vision du théâtre et de son marché, à leurs réflexes et à leurs mauvais plis. Ils ont maintenant été respectivement nommés à la tête de l’École nationale de théâtre et du Théâtre de Quat’Sous. On les a rencontrés pour un entretien croisé.
Attablé au Byblos, rue Laurier, je leur demande d’entrée de jeu ce que Five Kings a changé dans la perception du théâtre et du milieu, et qu’est-ce que ce projet va apporter à leurs postes de direction artistique. Pour Olivier Kemeid, le premier réel constat est arrivé lorsqu’ils ont décidé de prendre un acteur dans la quarantaine – en l’occurrence Patrice Dubois – pour jouer Richard III, car c’est l’âge que les rois avaient à l’époque. Il réalisait par le fait même qu’il exerçait le métier depuis plus d’une quinzaine d’années, qu’il n’était plus de la relève depuis un certain temps et qu’il faisait partie intégrante de ce milieu théâtral. «Qu’on le veuille ou non, les rois, c’est nous. […] On ne peut pas uniquement se draper dans une posture où le pouvoir, c’est les autres. Non, le pouvoir, c’est nous. Et ça ne veut pas dire de faire taire la révolte en nous, de tuer la rébellion, mais bien d’apprendre à jongler avec tout ça.»
Pour Frédéric Dubois, la méthode de travail autour de Five Kings a été des plus inspirantes, car pour une fois, ce n’était pas le cadre qui définissait le projet, mais bien le projet qui créait son propre cadre. «On devait nourrir le projet avec ce dont il avait besoin, plutôt que de faire le contraire. On se faisait dire qu’un spectacle de cinq heures avec quatorze acteurs c’était tout simplement impossible, et pourtant, notre méthode de travail insufflait une nouvelle vision du théâtre et nous amenait à briser nos réflexes de création classique.» Rappelons que Dubois avait justement créé sa propre compagnie de production – le Théâtre des Fonds de Tiroirs – alors qu’il commençait à peine son cursus au Conservatoire d’art dramatique de la ville de Québec. Sans nécessairement l’avoir créé en opposition avec sa formation classique, il s’est créé un espace de liberté qu’il trouvait essentiel d’entretenir. «S’il y a bien une école qui ne doit pas répondre à une logique de marché, c’est assurément une école de théâtre. Elle est là pour réfléchir, créer, “débraquer” les discours et proposer des espaces de liberté.»
Pour celui qui était à la tête du Périscope à Québec pendant les cinq dernières années, c’est dans cette optique qu’il envisage son rôle à l’École nationale de théâtre, avec cette volonté de ne pas seulement former des gens capables de répondre à un marché et à un milieu théâtral, mais aussi capables de réfléchir au théâtre et de l’interroger. Pour ce faire, il faut bien le connaître. «L’École doit arriver à dicter des tendances plutôt que de simplement répondre à des critères. […] Le mandat de l’École est clair, même 60 ans après sa fondation, l’utopie est la bonne, les moyens pour s’y rendre ont changé.» Celui qui succédera à Denise Guilbault a pris connaissance des nouvelles réalités des étudiants; bien que l’École soit prenante en soi, la bonne majorité travaille pour payer loyer et frais de scolarité.
En ce qui concerne Olivier Kemeid, une de ses phrases a retenu notre attention dans le communiqué de presse soulignant sa nomination à la tête du Quat’Sous: «[J]e ne souhaite programmer que ce qui relève de l’absolue nécessité, ce qui est en phase avec les soubresauts, les tremblements du monde.» Questionné sur les tenants et aboutissants de cette «absolue nécessité», le principal intéressé s’explique: «Il s’agit simplement d’être alerte dans une société qui a besoin de voir des choses sur scène.» Ce dernier désire mettre un comité d’artistes en place, question d’échanger des lectures pertinentes et de créer le dialogue autour de différents textes, le tout dans l’optique de trouver les projets les plus porteurs pour ce théâtre qu’on désire ancré dans la cité.
Lorsqu’on aborde la question des programmations, rapidement la discussion glisse sur le rapport qu’entretient le milieu avec son public. Pour Olivier Kemeid, c’est plutôt clair: «Le milieu est tout simplement plus frileux que le public.» Chacun trouve que trop souvent, on propose des programmations complaisantes se drapant derrière le classique: «Oui, mais c’est mon public qui veut ça!» C’est le genre de phrase qui agace Frédéric Dubois au plus haut point; lorsqu’on sous-estime le public, c’est le théâtre qui perd de sa pertinence. Il semble clair pour eux que le dialogue entre le spectateur et une proposition artistique se fait dans un respect intellectuel, visant assurément une élévation du discours plutôt qu’un abrutissement de l’auditoire. C’est une relation de confiance qui se tisse entre un théâtre et sa communauté, entre une école et ceux qui la fréquentent.
Ensemble, ils ont longuement discuté de l’importance d’un théâtre qui occupe le territoire, qui circule à travers la province, sortant par le fait même de ses œillères urbaines dont il s’éprend parfois trop. Ils ont évoqué la nécessité de voir ce théâtre se promener outre-frontière, d’errer dans les festivals à la rencontre d’autres publics et d’autres esthétiques. Ils ont rêvé d’une vraie réciprocité à l’international, d’un engagement clair à programmer des spectacles d’ailleurs, à inviter des metteurs en scène de partout à créer avec des artistes d’ici, le temps d’une production. Ils ont discuté, ils ont évoqué, ils ont rêvé: soudainement, l’entretien n’existait plus, mais un monde était à refaire, à revoir, à recréer, à repenser. Un matin d’août, le domaine du possible s’ouvrait devant eux et le théâtre y occupait une place nécessaire, essentielle.