Tragi-comédie au royaume de l’égoïsme
Éric Jean souligne dans le programme du Quat’Sous qu’il entame sa dernière saison en tant que directeur artistique du théâtre de la rue des Pins, avec un spectacle incarnant la liberté de créer avec authenticité. Sans aucun doute, Le royaume des animaux, mise en scène par Angela Konrad, s’inscrit à la perfection dans une telle vision théâtrale. Celle qui s’était frottée à Shakespeare (Auditions ou Me, Myself and I et Macbeth) ainsi qu’à Tchekov (Variations pour une déchéance annoncée) se tourne désormais vers Roland Schimmelpfennig, un compatriote allemand. Dans ce texte écrit en 2007, le dramaturge dissèque brillamment le rapport à soi et aux autres dans le milieu théâtral tout en faisant échos à nos propres existences.
Le spectacle suit une troupe de théâtre qui joue Au royaume des animaux depuis maintenant six ans, une pièce montée jusqu’à neuf fois par semaine. Interprétant tantôt un zèbre, un lion ou encore un marabout, les acteurs désillusionnés entrent sur scène sous le poids des costumes qui, au fil du temps, ont marqué leurs corps. Alors qu’ils prennent part à une fable animalière plutôt enfantine, les coulisses nous laissent comprendre les tensions et le désenchantement s’opérant chez chacun d’entre eux.
Alors que la rumeur court qu’Au royaume des animaux sera bientôt remplacée par une pièce plus contemporaine, de solides et violentes tractations de coulisses s’opèrent dans la troupe. Bien que la majorité des interprètes nient travailler individuellement pour se recaser dans cette nouvelle production, plusieurs sont confrontés à leur paresse et au confort promulgué par leur plus récent rôle. De fil en aiguille, ils sont presque devenus réduits à leur propre bestialité.
Ici, la farce est grosse, voire grotesque, tellement Konrad est parvenu à amener ses acteurs aux limites du ridicule, tout en les gardant ancrés dans une humanité désolante. Mais, bien au-delà du rire et de la désolation, c’est la force du sous-texte qui intrigue, tellement on sonde une déchéance créatrice catalysée par un théâtre du confort. L’égoïsme latent de chacun des personnages jumelé au désabusement face à leur rôle et leur vision du théâtre percole chez le spectateur. À quoi bon le théâtre s’il n’est que pour engraisser des entreprises personnelles et égoïstes, s’il n’est créé que par des bêtes s’arrachant des lignes pour triompher sur le royaume?
Les vérités résonnent durement dans le texte de Schimmelpfennig. Les acteurs passent sous l’anonymat tellement ils sont effacés sous leurs rôles : les producteurs ne les reconnaissent plus, personne ne se rend compte qu’une des actrices s’est absentée quelques mois en congé de maternité, alors que l’on se fait dire que si l’on n’a pas de réseau, c’est peut-être simplement parce qu’on n’est pas assez bon. Tant de lignes assassines au cœur d’une savane puéril, n’en reste pas moins que ces acteurs rêvent : l’une souhaite monter le Paradis perdu de Milton alors que d’autres ont leur propre création bien en tête.
Le dépassement auquel Angela Konrad convie ses acteurs est appuyé avec intelligence par une scénographie qui enrobe la pièce avec pertinence. Le jeu de lumière est juste, transformant le risible des costumes en délicat théâtre d’ombres. On pense à la scène où Éric Bernier – jouant un truculent auteur excentrique et imbu de lui-même – laisse son numéro de téléphone à l’un des acteurs, alors que l’ombrage recrée avec brio La naissance d’Adam de Michel-Ange. Les changements de scène rythmés par une stridente ambiance sonore ramènent toujours le spectateur de la farce au réel, alors que le décor s’avère d’une grande efficacité dans sa sobriété. Philippe Cousineau et Gaétan Nadeau livrent des performances dignes de mention, prenant part au premier événement théâtral de cette rentrée 2016 qui confirme la nécessité du travail d’Angela Konrad sur les scènes montréalaises.
Le royaume des animaux
Théâtre de Quat’Sous
Mise en scène d’Angela Konrad
Texte de Roland Schimmelpfennig
Avec Éric Bernier, Philippe Cousineau, Alain Fournier, Marie-Laurence Moreau, Gaétan Nadeau et Lise Roy
Jusqu’au 1er octobre 2016