Le Timide à la cour: de l’art d’embrasser un texte (et son époque)
«Comment embrasser sans endosser?» C’est la question que se posait Alexandre Fecteau alors qu’il travaillait sur la mise en scène de ce classique espagnol signé Tirso de Molina. Car ce Timide à la cour, un texte de 1611, mêle dans ses intrigues multiples des tirades plutôt dérangeantes sur la place de la femme dans la société ou encore la culture du viol. Le metteur en scène a donc décidé de placer sur la pièce un regard résolument moderne et féministe, en entrecoupant le spectacle de décrochages des comédiens qui commentent leurs répliques.
C’est qu’Alexandre Fecteau aime bien twister les classiques. Et la troupe du Théâtre de la Banquette Arrière n’a habituellement pas pour mandat de faire des classiques – si ce n’est ses débuts avec Les Femmes de bonne humeur, de Goldoni, en 2002. La troupe veut à travers ses spectacles faire réfléchir, amener un regard différent sur la société. Ce qui ne colle pas tant avec le choix initial de la pièce…
Car si l’équipe se met d’accord pour monter ce texte du XVIIe siècle, c’est parce que, si les personnages féminins sont souvent accessoires ou utilitaires dans les pièces de cette époque, les femmes semblent plus affirmées sous la plume de Tirso de Molina… pense-t-on au début. Après quelques lectures, Alexandre Fecteau et ses comédiens trouvent que les héroïnes de la pièce ne sont finalement pas tant maîtresses de leur destin. De là germe l’idée d’amener à la pièce une voix extérieure, un commentaire contemporain sur le sort des femmes de l’époque.
Un texte résolument moderne et critique
Le spectacle commence donc sur un étrange prologue, où Anne-Marie Levasseur, enceinte, s’empare du micro pour expliquer au public qu’elle s’est fait retirer deux rôles par le metteur en scène du fait de sa condition, et de rôle féminin elle est passé à un rôle masculin. «Aurait-on fait cela à un homme?», demande-t-elle. Malaise dans la salle, qui ne sait trop si ce premier aparté est voulu ou non… Plus tard dans la pièce, Sophie Cadieux s’insurge du fait qu’on n’entende du XVIIe que des récits d’hommes sans jamais avoir le point de vue des femmes.
De même, un de ses comparses interrompt sa réplique pour nous prévenir que la tirade qui suit – prétendant que si les femmes sont violées, dans le fond, c’est qu’elles le veulent bien – pourrait heurter nos morales du XXIe siècle. Puis Renaud Lacelle-Bourdon quitte la diction classique pour reprendre son accent québécois et se laisser aller à un petit commentaire personnel. À l’issue du spectacle, les comédiennes sont oubliées lors du salut, et quittent la salle par une petite porte hors scène… Les femmes sont mises de côté et dévalorisées par l’auteur, veut nous faire comprendre Fecteau. Et on l’a (un peu trop) compris.
Car si ces décrochages sont amusants, ils n’en sont pas moins pas tellement justifiés… En omettant le passage sur le viol, qui se veut purement humoristique – d’un humour plus ou moins discutable de nos jours, on en convient -, le reste de l’intrigue se doit d’être remis dans son contexte social d’alors. Mariage arrangé et hiérarchie des classes sociales sont de mise à l’époque, et le spectateur le sait bien. A-t-il vraiment besoin que l’on s’insurge, quatre siècles plus tard, et qu’on lui dise en plus quand le faire? Le regard moderne est dans notre œil, et n’a pas besoin d’être explicité si ouvertement, et avec un décalage anachronique qui rend ces offuscations un peu ridicules. Gardons du recul dans la lecture de ces textes d’époque, dont les messages essentiels traversent bien les siècles sans avoir besoin d’être appuyés.
Ce parti-pris de mise en scène fait un peu oublier que justement, cette pièce de Tirso de Molina – sa première – est résolument critique envers la société du XVIIe siècle, voire moderne pour son temps. Il y critique le mariage arrangé en montrant l’heureuse issue du mariage d’amour, et fait à travers la bouche de son personnage Seraphina une superbe apologie du théâtre, art mal considéré à l’époque.
Des prises de position d’autant plus audacieuses pour le dramaturge qu’il est à l’époque en train de se faire moine, et prête malgré tout le flanc aux critiques qui lui reprocheront d’aller contre la bien-pensance. Réputé pour être un bon portraitiste des personnages féminins, Tirso de Molina dresse ici des femmes fortes et déterminées, qui défient les choix de mariage de leur père, se déguisent en homme pour faire du théâtre et manigancent sans scrupules pour arriver à leurs fins – comme les hommes, en somme.
Scénographie sobre et comédiens flamboyants
L’histoire de ce timide? Tirso de Molina la place dans le Portugal voisin: Mireno (incarné par le tonique Renaud Lacelle-Bourdon) s’ennuie dans sa condition de jeune berger, et décide d’aller à la ville chercher de l’action. Il se retrouve par hasard à la cour du duc d’Aveiro, et tombe éperdument amoureux – et réciproquement – de la fille dudit duc (Sophie Cadieux). Cette dernière est cependant déjà promise… Sa sœur Seraphina (Kim Despaties), également promise à un comte, s’adonne pour sa part au théâtre et refuse de se marier.
L’ensemble est plutôt emberlificoté, différentes intrigues s’entremêlent et l’on finit par se demander comment les personnages vont pouvoir réussir à s’en sortir – un schéma classique qui nous rappelle les œuvres de Molière et de ses contemporains. Fecteau prend d’ailleurs la liberté de supprimer quelques personnages pour éviter que la pièce ne soit trop longue. Et, ses décrochages mis à part, n’enlevons pas au metteur en scène le talent avec lequel il rend la pièce.
Les comédiens sont flamboyants et on sent une solide direction derrière leur jeu. Sophie Cadieux, sans âge, se glisse à merveille dans la peau d’une adolescente tiraillée entre l’envie de plaire à son père et celui de se laisser aller à son amour pour le berger, tandis que Lacelle-Bourdon saute et virevolte dans un jeu très physique qui tient de la performance. On notera aussi Roger La Rue, nouveau venu à la Banquette arrière, dont le jeu tout en flegme est très comique. Les costumes, à cheval entre deux époques, sont superbes, mariant jeans et faux-culs, cols-fraises et blousons de cuir.
La scénographie signée d’Olivier Landreville est à coulisses découvertes, simple mais très réussie, créant avec quelques jeux de panneaux de bois et de miroirs les différents espaces, du palais à la campagne. Une pièce du siècle d’or espagnol mise en valeur dans l’écrin du Théâtre Denise Pelletier, initialement baptisé Théâtre Granada, qui se veut justement une reproduction d’une cour espagnole… Malgré du féminisme collé là où il n’a pas lieu d’être, ce spectacle techniquement très solide reste un beau moment de théâtre qui souligne joliment les 15 ans de la Banquette Arrière.
Le Timide à la cour, de Tirso de Molina
jusqu’au 22 octobre au Théâtre Denise Pelletier
www.denise-pelletier.qc.ca