Fuck you! You fuckin perv! et Yukonstyle : En anglais s'il vous plaît
Scène

Fuck you! You fuckin perv! et Yukonstyle : En anglais s’il vous plaît

Alors que la scène théâtrale montréalaise bourgeonne d’un théâtre à l’autre, plusieurs (et j’en suis) restent plutôt ignorants de ce qui se trame dans le milieu anglophone. En plein cœur du mois d’octobre, Leslie Baker montera sur les planches de la petite Licorne pour présenter son solo Fuck you! You fuckin perv! alors que la pièce Yukonstyle de Sarah Berthiaume investira le théâtre La Chapelle.

Voilà deux propositions aux tons plutôt différents, mais qui, pourtant, ont en commun de prendre d’assaut des théâtres francophones avec des pièces uniquement en anglais. Peut-on réellement parler d’une prise de risque en 2016 ou simplement de gros bon sens?

Talisman Theater fut fondé en 2005 par Lyne Paquette et Emma Tibaldo avec pour mission de rendre accessibles des textes québécois francophones au public anglophone de Montréal. Au rythme d’une pièce par an, leurs productions furent montées sur les planches du Centaur, du Centre Segal ainsi qu’au théâtre La Chapelle. Pour Lyne Paquette, qui occupe la direction artistique de la compagnie depuis plus de 10 ans, le choix des textes est la pierre angulaire du projet: «Les textes que je choisis ne sont pas des textes qui visent à plaire au milieu anglophone. Je veux leur montrer ce qui se fait en français; on est dans la même ville et, pourtant, ils n’ont pas accès à ces textes-là.» Bien plus que de conforter un public, on désire ici créer des rencontres, bousculer un ordre établi; quelque chose comme un réel besoin de témoigner de ce qui se fait dans notre cour ou, devrait-on dire, dans notre angle mort.

Yukonstyle est la deuxième pièce de Sarah Berthiaume que Talisman Theater décide de monter; autant dire qu’il y a eu un véritable coup de foudre de la direction pour cette jeune dramaturge. Cette dernière réalise l’importance d’une telle initiative pour la circulation des créations: «C’est toujours fascinant de voir cette transformation-là d’une langue à l’autre. C’est une chance de voir son texte passer à l’anglais, c’est une porte qui s’ouvre sur d’autres marchés et d’autres traductions pour sa pièce.» Celle dont la toute première pièce fut montée en 2010 se rappelle d’une mise en lecture de son texte par des comédiens anglophones où elle fut happée de se rendre compte qu’elle ne connaissait strictement personne. «C’est hallucinant de voir des gens qui vivent de ce métier dans la même ville que moi et de me rendre compte à quel point on vit en parallèle. Ça confirme la beauté de la mission de Talisman Theater de venir chercher des textes francophones pour créer ces ponts-là.»

Sarah Berthiaume, Geneviève L. Blais et Lyne Paquette, photo : Antoine Bordeleau
Sarah Berthiaume, Geneviève L. Blais et Lyne Paquette, photo : Antoine Bordeleau

Pour une première fois en 10 ans, on a laissé la mise en scène dans les mains de quelqu’un qui œuvrait principalement dans le domaine francophone: Geneviève L. Blais. Elle avoue qu’à son entrée à l’École nationale de théâtre, elle croyait candidement avoir à faire un parcours bilingue, car l’école l’était. Elle s’est rapidement rendu compte qu’à part la cafétéria, rares étaient les endroits où les deux milieux se côtoyaient à l’intérieur du cadre scolaire. Le privilège que lui amène Yukonstyle est celui d’embrasser un milieu qu’elle connaît trop peu, que ce soit ses artisans ou ses méthodes. «Les formes de travail sont totalement différentes et c’est un beau dépaysagement. Alors que je suis habituée de travailler avec ma compagnie sur des spectacles pendant neuf mois, ici on a cinq semaines pour travailler de 9h à 17h sur la pièce. C’est très particulier de travailler des journées complètes, c’est une autre énergie complètement.»

Depuis quelques années, le théâtre La Licorne offre des représentations de ses pièces avec surtitres pour le public anglophone. Pour le directeur artistique, Denis Bernard, c’était tout à fait logique qu’une salle avec une forte filiation avec le théâtre anglo-saxon offre ce genre de proposition, même si ce n’est pas sans engranger des coûts. Il n’en reste pas moins que parfois, la bonne volonté ne suffit pas. «La première année qu’on a inauguré les soirées avec les surtitres, je pense qu’il y a deux anglais qui sont venus assister à une représentation. La deuxième année: trois. Troisième année? Quatre.»

Pour celui qui a convoqué plusieurs artisans du milieu anglophone pour discuter de l’inexistence de ces ponts tant entre les publics qu’entre les créateurs, il s’agit d’une initiative essentielle. «Moi, ce n’est pas tant sur le nombre ou sur la quantité de billets vendus. Je crois que le vivre-ensemble, ça s’opère avec des gestes comme ceux-là. Faut que ça sorte de nos têtes et que ça se passe réellement. Ça coûte des sous, c’est beaucoup de travail, c’est compliqué, mais faut le faire. Il ne faut pas en faire un événement extraordinaire, je veux que ce soit un événement tout ce qu’il y a de plus naturel.»

C’est justement en assistant au Wildside Festival au Centaur que Denis Bernard a découvert Leslie Baker. Elle présentait Fuck you! You fucking perv!, un solo éclaté et dérangeant abordant la maladie mentale. Pour lui, c’était important qu’une interprète anglophone puisse présenter ce spectacle; au-delà de la langue, le spectacle devait trouver son public. Elle-même se questionne sur ce mur qui semble, encore aujourd’hui, des plus étanches. «Au-delà d’une question de langage ou de politique, on devrait toujours se questionner sur la proposition artistique», dit-elle.

Voir ces initiatives fourmiller à Montréal peut être enivrant, mais peut aussi engendrer un certain désœuvrement lorsqu’on se rend compte qu’on en est encore là en 2016. Et si certains semblent trouver le chemin long avant de créer de vrais vases communicants entre ces deux corps de métiers œuvrant en silo fermé, il faut voir l’air confiant de Denis Bernard lorsqu’il parle de son public montréalais. Il faut voir le plaisir avec lequel Lyne Paquette parle des pièces de Sarah Berthiaume ou encore le trac de Leslie Baker qui affrontera le public de La Licorne dans quelques jours. Il suffit d’un peu de tout ça pour se dire qu’on est peut-être loin de la coupe aux lèvres, mais tant que des initiatives comme celles-là poursuivent leurs enracinements, les portes restent grandes ouvertes pour ces rencontres qui devraient être d’un naturel.