Fuck you! You fuckin perv! : Choc frontal
Scène

Fuck you! You fuckin perv! : Choc frontal

Créé d’abord comme un numéro de quelques minutes sous la formule cabaret pour le Edgy Women Festival avant d’évoluer sur les scènes du Wild Side Festival, le solo en anglais Fuck you! You fuckin perv! de Leslie Baker prend l’affiche à la Licorne et est présenté pour la première fois à un public francophone.

La Petite Licorne fait partie de ces salles intimes à Montréal, des lieux de diffusion théâtrale où la rencontre entre la proposition et son public est grande, catalysée par la proximité. Lorsqu’on s’installe pour assister à cette production de la compagnie de Leslie Baker, The Bakery, on ne peut prévoir la gamme d’émotions dans laquelle l’interprète nous entraînera pendant 60 minutes. Les lumières se ferment, un projecteur s’allume, un cri retentit et une femme aux cheveux bleus nous affronte du regard.

L’affrontement est au cœur de ce solo de Leslie Baker, que ce soit entre elle et le public, ou encore entre elle et son propre corps ou encore entre son personnage et la maladie. Car c’est de ça qu’il est question ici: maladie mentale, trouble de la personnalité limite, personne borderline. Durant une nuit, tant anodine qu’éternelle, c’est dans son délire qu’on embarquera, c’est sa vulnérabilité qu’on croisera et c’est son histoire qu’on tentera de saisir au détour de ses épisodes.

Photo : Suzane O'Neil
Photo : Suzane O’Neil

La nuit est longue, et elle se sent épiée. Il est là. Il est proche. Il arrive. Il veut sa peau. Elle cherche de l’aide, elle appelle la police, on envoie l’ambulance. Elle rappelle la police, mais peut-être cette dernière est-elle déjà corrompue par l’agresseur, qui sait? À travers ces moments plus narratifs, c’est l’éclatement que Baker nous propose: sur une musique de type cabaret, elle danse la claquette en nous lançant en pleine gueule des blagues déplacées sur la pédophilie et la maladie mentale. Déstabilisant, dites-vous?

«Vous savez que vous pouvez apprendre beaucoup de choses sur les gens atteints de la paranoïa juste en les suivant?»

Le texte de Joseph Shragge nous tient sans arrêt sur une corde raide, alors que l’humour noir et le drame s’entrecroisent, s’entrechoquent, s’entretuent; le public reste captif, obnubilé et dérangé à la fois par cette montagne russe émotionnelle dans laquelle on l’amène. Traduits ici par Fanny Britt, les surtitres sont affichés çà et là sur la scène, ne gênant en rien le déroulement de la pièce.

La conception sonore de Peter Cerone et le jeu de lumière de Cédric Delorme-Bouchard viennent épauler avec habileté l’interprète seule sur scène. Que ce soit par des projecteurs en plein visage du public ou encore des bruits de vitres qui éclatent à maintes reprises, la tension entre le public et la proposition restent intactes pendant l’heure que se déroule le spectacle. Le jeu de lumière parvient aussi à créer des arrêts sur image, comme des instantanés au fil du spectacle, qui meublent l’imaginaire des spectateurs.

Photo : Suzane O'Neil
Photo : Suzane O’Neil

Il n’en demeure pas moins que ce spectacle est porté par l’interprétation sans faille et surtout sans concession de Leslie Baker. Elle propose ici un spectacle qu’elle porte sur ses épaules par la justesse de son jeu et de ses mouvements. Les images qu’elle parvient à créer sont d’une grande force, et dans le silence, elle contrebalance avec brio la provocation et l’affrontement qui sont l’épine dorsale de ce spectacle. Entre le jeu, la claquette et la composition dans le mouvement, Leslie Baker livre une grande performance, l’une des plus fascinantes de l’automne.

Les pièges étaient multiples ici. Maladie mentale, bipolarité, pédophilie, autant dire qu’on aurait pu marcher sur des œufs pendant l’heure. Pourtant, Baker livre une proposition sans aucune concession, justifiant chacun de ses choix scéniques par la justesse de sa livraison. Elle aborde l’horreur et la détresse psychologique sans pédagogie ni même morale. Il y a quelque chose de radical dans cette proposition artistique, un choc frontal comme il s’en fait rarement au théâtre, revenant par le fait même à l’essence de sa nécessité.

Fuck you! You fuckin perv!
Interprétation et création: Leslie Baker
Texte: Joseph Shragge
Traduction: Fanny Britt
Conception sonore: Peter Cerone
Lumières: Cédric Delorme-Bouchard
Intégration des surtitres et de la vidéo: Frédéric St-Hilaire
À la Petite Licorne jusqu’au 21 octobre