Karine Ledoyen : Dans le creux de l’oreille
Avec Danse de nuit, Karine Ledoyen se livre à une série de confidences, de douces indiscrétions qu’elle chuchotera en son nom au public.
Après avoir fait bouger 192 feuilles de papier (nous y reviendrons) puis fait danser une distribution de braves comédiens dont Lucien Ratio et Charles-Étienne Beaulne, Karine Ledoyen entame un nouveau cycle de création, un nouveau chapitre de son histoire artistique déjà très riche et profondément ancrée à Québec. «Pour Trois paysages et Danse de garçons, j’étais dans mon yin yang. Il y en a un qui était dans la dentelle, quelque chose de très travaillé, d’écrit, de chorégraphié au quart de tour. Pour l’autre, on était dans le chaos, et on le laissait vivre. Là, je suis entre les deux.»
La thématique de cette nouvelle production, sa première en trois ans et depuis son retour sur les bancs d’école, est annoncée d’emblée par le titre. Un mot universellement évocateur, au champ lexical très large, un terreau fertile, un terrain de jeu stimulant pour cette artiste qui ne se répète jamais et qui est allée puiser une part d’inspiration avec sa maîtrise en littérature, arts de la scène et de l’écran qu’elle complète actuellement à l’Université Laval. «À un moment ou un autre, le spectateur va inévitablement se sentir happé par un aspect de la nuit qu’on présente. On est dans les extrêmes. La nuit, c’est les secrets, les étoiles, la poésie, mais aussi l’agression, le côté obsessif. C’est une pièce obsessive et, à la limite, on est dans la perversion, on est dans le voyeurisme à fond la caisse.» Toutes les sous-facettes de l’obscurité, en fait, seront abordées, explorées dans le spectacle: la peur, la fragilité et la perte de repères, par exemple. La femme de danse a également choisi de bifurquer par moments vers la noirceur du ventre de la mère, le huis clos le plus tendre qui soit. Bien que sombre par moments, la pièce compte aussi des portions ludiques.
Le cœur gros
Après une collaboration fructueuse, Ledoyen réinvite Patrick St-Denis, patenteur de génie et idéateur de cette machine si high-tech qui avait marqué les esprits en 2013 à L’Agora de la danse puis à la Salle Multi de Méduse, celle de Trois paysages qu’on évoquait plus tôt. Un décor extrêmement complexe, mais léger en apparence, actionné par une myriade de petits ventilateurs et synchronisé avec le mouvement des interprètes. Cette fois, l’artiste-inventeur agit comme concepteur sonore et technologique. Voilà le titre que sa collègue lui a donné. «On est encore dans une belle bébelle! Aussi, mais ce n’est pas encore écrit dans les programmes, Patrick sera sur scène avec moi en plus des deux danseurs. […] Lui et moi, nous sommes dans un état performatif. Le spectacle qui va jongler entre la performance et la danse.»
C’est Fabien Piché, très demandé, et Odile-Amélie Peters, révélée dans un vidéoclip très doux de Ghostly Kisses, qui se mouvront sous le regard inquisiteur d’une caméra manipulée par la chef d’orchestre elle-même. Des images qui seront retransmises en direct, projetées lors de chaque représentation pour dévoiler, notamment, le détail de la gestuelle. Poser notre regard sur les soubresauts contrôlés qui nous échappent du haut des gradins, maximiser un effet de proximité. La chorégraphe, quant à elle, s’adressera directement aux spectateurs, elle jouera son propre rôle. «C’est très intime comme proposition, la nuit appelle ça aussi. […] Les spectateurs vont avoir l’impression que je suis en train de leur dire un secret, comme sur l’oreiller.» D’ailleurs, des matelas gonflables de camping seront disposés au sol comme pour rappeler les partys-pyjamas de sous-sol, un concept cher à toute jeune adolescente.
Cette idée d’intimité sera poussée encore plus loin avec l’environnement sonore de St-Denis puisque le public aura l’impression de pénétrer le corps et l’âme de Peters. Littéralement. Une idée radicale sur papier, mais rendue possible grâce à de simples bracelets de gym portés aux avant-bras. Des capteurs qui récolteront des données (en l’occurrence, le rythme cardiaque de la danseuse) pour les transformer en musique, en bruit sur lesquels il fera bon tanguer.
Karine Ledoyen a fait sa marque, son originalité nous a charmés, idem pour sa polyvalence extrême. Si bien qu’elle a aujourd’hui le loisir de s’entourer des meilleurs pour pousser ses idées au niveau supérieur. La scénographe et musicienne Maude Audet, qui signe ici les costumes, ainsi que l’éclairagiste Sonoyo Nishikawa, complètent la constellation de concepteurs issus des ligues majeures. «Elle est originaire du Japon et habite ici depuis 20 ans, c’est Robert Lepage qui l’a amenée. Elle a travaillé avec lui sur plusieurs productions, de même qu’avec Marie Brassard. […] C’est l’une des meilleures au Canada.» Nul doute que sa lumière ajoutera une plus-value de taille à cette pièce déjà hautement prometteuse, le retour tant attendu de celle qu’on a un jour surnommée Spéciale K.
Danse de nuit
Du 26 au 28 octobre à la Salle Multi de Méduse
Une présentation de La Rotonde