Permission absolue
Il y a des projets plus ambitieux que d’autres, comme adapter deux des plus grands films du répertoire cinématographique québécois. Des projets à la hauteur des metteurs en scène Frédéric et Patrice Dubois.
Il y a 30 ans paraissait sur nos écrans Le déclin de l’empire américain, l’un des plus brillants films de Denys Arcand, une œuvre qui a su, au fil des décennies, garder sa pertinence et trouver de nouveaux publics. Quelques années plus tôt, en 1979, Les bons débarras du cinéaste Francis Mankiewicz était la première incursion de l’écrivain Réjean Ducharme au cinéma, créant par le fait même l’un des films les plus aboutis de notre cinématographie. Depuis, ces films sont devenus des classiques, voire des ouvrages cultes, qu’on a vus et revus. Patrice Dubois est derrière l’adaptation théâtrale du Déclin de l’empire américain qui sera présentée à l’Espace Go en février prochain, alors que son frère Frédéric Dubois amène Les bons débarras pour une première fois au théâtre sur les planches du Trident en novembre. Retour sur des projets truffés de pièges.
À l’exception du Marquis qui perdit, Frédéric Dubois a mis en scène tout le théâtre de Réjean Ducharme, écrivain à qui il voue un grand respect. «Ducharme, c’est une littérature tellement élevée, mais avec des mots de chez nous. Il y a quelque chose là-dedans qui nous mythifie. Il n’est dans aucun courant, il est dans son courant.» Lorsqu’il cherchait un nouveau projet en discutant avec Anne-Marie Olivier, directrice artistique du Trident, Ducharme est arrivé rapidement sur la table. Ayant déjà tout fait, Les bons débarras s’est présenté comme le projet à tenter. «On a mis la main sur le scénario, et la parole est théâtrale. On le voit dans le film, ce n’est tellement pas une langue de cinéma. Ils ont réussi de très belle manière à la rendre cinématographique, mais c’est une langue qui est élevée.»
Persévérer dans l’univers de Ducharme est pour Frédéric Dubois un immense plaisir, car l’écrivain lui permet une grande liberté. «Quand tu commences à trouver ton écriture de metteur en scène, Ducharme, c’est un grand livre ouvert avec des indications extrêmement précises, mais où tu peux y mettre la couleur que tu veux. Il y a là une permission extraordinaire. […] C’est très nourrissant parce que tu sais que tu es encadré dans ton travail de metteur en scène par un texte fort, une littérature forte, une musique, quelque chose qui peut être travaillé, dirigé, mais en même temps, tu peux y injecter un souffle qui t’appartient.»
On peut presque dire qu’une adaptation des Bons débarras s’inscrit naturellement dans le travail du metteur en scène, alors que pour son frère Patrice, l’adaptation du film de Denys Arcand est arrivée à lui telle une révélation. «Ç’a été le choc de comprendre pendant un souper entre amis que les préoccupations, les choses que j’entends, les jokes, comment on casse la vague sur les grands thèmes comme le racisme, l’identité québécoise, comment on s’engage, bref, que tout ça était partie intégrante du Déclin. Et en ouvrant le scénario, ç’a été le deuxième choc de me rendre compte qu’on avait maintenant l’âge des personnages. Moi qui avais toujours vu ce film sur son socle, je me suis demandé si on pouvait se l’approprier.»
Adapter pour le théâtre des textes ayant d’abord été portés au grand écran est une chose, mais prendre à bras le corps des scénarios qui sont inscrits dans l’ADN des Québécois en est une autre. Tant Le déclin que Les bons débarras sont des films qui ont fait date, qui ont marqué une génération avant de perdurer dans le temps. Autant dire que de toucher à ces textes riches vient avec son lot de précautions et de réflexions pour ne pas tomber dans les pièges que le passé nous tend. «Adapter Le déclin, ce n’est que des pièges et on ne doit pas tomber dans la simple transposition en ne leur mettant qu’un cellulaire dans les mains. Avec l’aide d’Alain Farah pour l’adaptation, on doit comprendre profondément ce qui est dit et ce qu’on veut dire, on doit dépasser le jeu des équivalences. C’est le piège du cynisme post-référendaire, c’est le piège du sida, ce n’est que des pièges. Le gros piège, c’est le cynisme assumé d’Arcand et cette notion générationnelle d’après nous, le déluge; c’est une posture impossible pour notre génération.»
Pour Frédéric Dubois, les pièges sont tout aussi existants avec le texte de Ducharme, mais complètement différents. «Moi, le piège, c’est l’intimité et c’est très dur à briser. Dans Les bons débarras, la ligne dramatique n’est pas forte et le théâtre ne tolère pas ça. Il y a quelque chose d’extrêmement intime dans le film, comme se parler sur l’oreiller, que je ne peux pas rendre au théâtre. Je dois trouver un équilibre là-dedans. Et là tu te rends compte à un moment donné que tu dois pousser des choses et que tu dois tuer le film.»
Tuer le film, voilà le mandat des frères Dubois dans deux projets à la fois si différents et si familiers. Monter sur scène un film qui s’est cristallisé dans la psyché collective avec le temps, certains pourraient y voir un pari perdu d’avance. Mais pour Frédéric Dubois, c’est tout le contraire. «Si moi à mon âge je reprends ce texte-là, c’est confirmer que cette œuvre est assez forte pour survivre au temps et qu’il faut la célébrer. Donc je n’ai plus de scrupules à me l’approprier parce que je sais que je suis simplement en train de l’aimer encore plus.»
Il y a quelque chose comme adapter l’inadaptable dans ces deux projets, quelque chose d’à la fois extrêmement ambitieux et peut-être même de terriblement casse-cou, mais Patrice Dubois – tout comme son frère – est convaincu qu’il s’agit d’une démarche essentielle. «Le nombre de personnes qui m’ont dit: “Tu ne peux pas toucher à ça”. Il faut le faire au nom de ça, Les bons débarras comme Le déclin doivent pouvoir s’imprimer dans le temps. Il faut casser ça.» Et ont-ils pensé aux comparaisons qui allaient fuser de part et d’autre de leurs œuvres avec celles d’Arcand et de Mankiewicz? Assurément. «C’est sûr qu’on va souffrir de la comparaison, qu’est-ce que tu veux que je fasse avec ça, je peux rien y faire.» Voilà la parole lucide de deux frères portant le théâtre à bout de bras, se disant qu’il est gravement temps qu’on s’attaque aux intouchables pour que cet art reste vivant dans tous les sens du terme.
Les bons débarras
Texte: Réjean Ducharme
Mise en scène: Frédéric Dubois
Avec: Lise Castonguay, Nicolas Létourneau, Vincent Roy, Léa Deschamps, Érika Gagnon, Steven Lee Potvin, Nicola Frank-Vachon et Clara-Ève Desmeules
Au théâtre du Trident du 1er au 26 novembre 2016
Le déclin de l’empire américain
d’après l’œuvre de Denys Arcand
Texte: Alain Farah et Patrice Dubois
Mise en scène: Patrice Dubois
Avec: Sandrine Bisson, Dany Boudreault, Marilyn Castonguay, Patrice Dubois, Éveline Gélinas, Alexandre Goyette, Simon Lacroix, Bruno Marcil et Marie-Hélène Thibault
À l’Espace Go du 28 février au 1er avril 2017