Amour, acide et noix : Beaucoup d'amour, un peu d'acidité, aucune pudeur
Scène

Amour, acide et noix : Beaucoup d’amour, un peu d’acidité, aucune pudeur

Daniel Léveillé, un grand homme de la danse contemporaine au Québec, célèbre ses 40 ans de carrière et le 25e anniversaire de la fondation de sa compagnie. Il présente deux pièces phares de son répertoire, Amour, acide et noix ainsi que Pudeur des icebergs au Théâtre La Chapelle.

«Quessé ça les tout nus?» est la façon dont Daniel Léveillé explique la réaction du public français aux premières présentations de la pièce Amour, acide et noix en 2001. «J’ose dire que ç’a fait des p’tits parce que, depuis, beaucoup de Français ont travaillé avec la nudité, dont Olivier Dubois, qui affirme ouvertement avoir été inspiré par mes pièces.»

On ne peut parler de son œuvre sans mentionner son adoration pour le corps et la place qu’a prise la nudité dans l’esthétisme de son travail. «Ç’a été une révélation [lors de la création d’Amour, acide et noix], ce n’était plus la même pièce. On sortait de la séduction et de la sexualité. En bobettes, t’avais juste envie de les déshabiller, mais une fois tout nu, c’était complètement autre chose.» Le corps nu n’est pas séduisant, l’humain sans costume est soudainement fragile, selon le chorégraphe qui souhaite mettre en scène des danseurs avec le moins de masques possible. La vulnérabilité n’est pas réservée qu’aux interprètes. Mais qu’est-ce qui plonge le créateur dans cet état? «Tout. On pourrait penser qu’en vieillissant ou avec l’expérience, ça s’atténue, mais c’est le contraire qui se passe. J’arrive pour la première répétition et il y a des danseurs qui attendent quelque chose. On ne peut pas être plus proche de l’idée de Dieu; les danseurs attendent tout de toi, c’est une pression incroyable.»

Amour, acide et noix (2001) est dure, alors que Pudeur des icebergs (2004) comporte une certaine douceur. La première pièce met en scène quatre interprètes et la deuxième en comprend trois. Elles seront présentées en tandem parce que le chorégraphe ne peut les séparer. «Elles forment une sorte de couple.» Des pièces marquantes qui lui ont valu la reconnaissance internationale et celle du Québec. Elles ont aussi transformé la forme de son travail. On le connaissait déjà pour sa volonté d’aller au bout d’une idée – Louise Bédard avait dansé un solo dans lequel la même séquence se répétait pendant 25 minutes. «C’était insupportable! Il y a des gens qui haïssaient ça pour tuer.» À la répétition et à la fascination pour les corps s’est ajoutée l’obsession de l’espace. «Je suis devenu hyper maniaque de ça.» Ses pièces sont extrêmement précises, «au millimètre près». C’est, selon lui, ce qui fait qu’elles fonctionnent ou pas.

Daniel Léveillé, photo : Émilie Tournevache
Daniel Léveillé, photo : Émilie Tournevache

Il a appris la création aux côtés de Françoise Sullivan, artiste visuelle, chorégraphe et signataire de Refus global qui a côtoyé les automatistes. Interprète à l’époque, il s’est inspiré de la méthode quand il a changé de rôle. «Je travaille beaucoup avec le subconscient. J’arrive en répétition et je ne sais pas ce que je vais faire. Sauf que je me suis énormément préparé à ne pas savoir quoi faire.» Il trace un premier trait et une première contrainte qui lui donneront son élan. «J’ai la chance d’avoir des danseurs extraordinaires. Je leur demanderais n’importe quoi, ils le feraient.» Cette confiance qui «se gagne» est de la plus haute importance pour le chorégraphe qui accorde un immense respect aux interprètes avec qui il travaille.

«Ma responsabilité première, comme chorégraphe, c’est d’épurer le plus possible.» C’est l’essence qu’il a recherchée à travers la création, dans la forme, le mouvement et le sens de ses œuvres, dont l’amour est un thème central. Pourquoi une gestuelle si rude quand on parle d’amour? Inconsciemment, c’est une rencontre avec un jeune homme de la rue et la relation qui s’est ensuivie qui, à l’époque, ont teinté la création. «Je ne pouvais pas comprendre qu’il soit tombé aussi bas et qu’il veuille se faire autant de mal.» Aucunement littérale, la chorégraphie a été créée pour trois hommes et une femme. Les solos sont durs, mais les duos sont empreints de sensibilité «comme si la vie était plus facile avec quelqu’un d’autre».

Daniel Léveillé serait prêt à arrêter de chorégraphier. «Je pourrais ne plus en faire et ce serait le bonheur total.» Peut-être est-ce le fonctionnement d’une compagnie de cette envergure qui l’épuise, ou le fait qu’il soit plutôt en paix avec la relève qui occupe maintenant les planches. Une «relève» qu’il accompagne en diffusant les œuvres de plusieurs de ses créateurs. Un «secret encore bien gardé», Daniel Léveillé Danse présente plus de 120 pièces par année, dont la moitié à l’étranger. Parmi les artistes sous son aile, on compte entre autres Frédérick Gravel, Dana Michel et Nicolas Cantin. Un geste naturel pour celui qui a enseigné plus de 20 ans à ceux qui font aujourd’hui partie du paysage de la danse au Québec.

Peu de chorégraphes contemporains ont la chance de pouvoir tourner et reprendre leurs œuvres. Pourtant, Daniel Léveillé n’aime pas particulièrement la reprise: «Je suis fondamentalement créateur, donc ce qui m’intéresse, c’est ce qui s’en vient.» Il retournera bientôt en studio pour compléter sa nouvelle pièce afin de lui faire «une p’tite coupe de cheveux» et regarder le matériel de façon consciente. Quand il l’aura comprise, il pourra la nommer; et peut-être, lui donner son dernier coup de pinceau.

Amour, acide et noix, de Daniel Léveillé
Théâtre La Chapelle
12 et 13 décembre

Danseurs à la création: JEAN-FRANÇOIS DÉZIEL, DAVID KILBURN, IVANA MILICEVIC, DAVE ST-PIERRE // Danseurs à la reprise: MATHIEU CAMPEAU, ESTHER GAUDETTE, JUSTIN GIONET, EMMANUEL PROULX