Théâtre à lire: L’histoire de l’horloge
Maxime Robin nous offre ce texte, une histoire de Noël douce-amère qu’il a préalablement livrée lui-même dans le cadre de ses Contes à passer le temps à la Maison Chevalier de Québec.
Bonsoir
Bonsoir tout le monde
Merci d’être là, encore cette année, en si grand nombre
Par curiosité, qui parmi vous est déjà venu à une édition des Contes à passer le temps?
Ok
Et pour qui est-ce que c’est la première fois?
Quand même
C’est la sixième année, cette année, qu’on fait les contes.
Six ans
La première année était… rock n’ roll
J’ai convaincu mon père de me prêter son horloge
C’t’horloge-là, là!
Est belle, hein?
Ben a l’a 100 ans
Mon père s’est endormi au son de c’t’horloge-là toute son enfance
Et pourtant
Je sais pas trop comment
Sûrement à force de manipulation
J’ai réussi à le convaincre de la mettre sur le bus
Mon père vient de Montréal
En lui promettant de la lui retourner
Le 1er janvier
Drette après les Contes
Et pourtant, six ans plus tard…
Elle est encore ici!
Elle a fait chaque édition des Contes, cette horloge-là
Voulez-vous savoir pourquoi?
…
Ben m’en va vous l’conter!
Donc, y’a six ans
Je suis au yoga
Moi j’fais du yoga
J’ai commencé ça au moment où j’ai gradué du Conservatoire
J’étais extrêmement nerveux
Les gens pensent que de parler devant 50, 100, 500 personnes
pour un acteur, c’est stressant
Pantoute
Ça c’est le fun
C’qui est stressant, pour un acteur
C’est de pas parler devant 50, 100, 500 personnes
C’est de parler dans ton salon devant personne
En attendant que l’téléphone sonne
Pis quand t’es un albinos gai de 6 pieds 4
T’as peur en tabarouette que l’téléphone sonne pas
Faque j’étais stressé
Mais le yoga m’a appris à garder mon calme
En travaillant…
La respiration
Inspiration
Expiration
Inspiration
Expiration
Inspiration…
Tabarouette! Vous êtes bons!
Non, bravo
C’est pas facile la respiration, pour vrai
Ç’pas donné à tout l’monde
Mon frère, par exemple, fait de l’apnée du sommeil
Je sais pas si yen a qui savent c’est quoi?
Mon frère a les amygdales trop grosses et ça obstrue sa respiration
Ce qui fait que mon frère ronfle
Mais ronfle
À réveiller les morts
Pour vrai
C’est quelque chose
Et même si t’arrives à t’habituer au bruit
C’est irrégulier
Il ronfle, pis tout est normal
Pis tout à coup
Ça se suspend
Comme si le temps
Arrêtait
Comme si la vie
Sortait du corps de mon frère
S’arrêtait juste au dessus pour le regarder dormir
Pis finalement faisait…
Ok, c’est bon, j’y retourne
En tous cas
Donc, j’suis au studio de yoga sur la rue Saint-Jean
En train de respirer
Dans la salle, y’a une immense fenêtre
Qui fait toute la largeur
Du plancher au plafond
Et ce jour-là, y’a une tempête de neige
Et toute une
Et là, dans un silence parfait
Ponctué par ce seul son de respiration
Alors que je regarde par la fenêtre
Comme hypnotisé par la danse des flocons…
Un téléphone sonne
Cibole
Faut le fermer son téléphone
Mais là je réalise que c’est mon téléphone
Je le prends pour l’éteindre
Avant que les chiens têtes baissées ne se jettent sur moi
Et je vois que c’est mon frère qui m’appelle
Sauf que mon frère
Ne m’appelle jamais
Et mon frère
Ce jour là
Est à Montréal
Au chevet de mon père mourant
Allô?
Que j’vienne à Montréal? Là?
Mais Guillaume, je joue les Contes ce soir!
C’tu la fois où je viens demain pis c’est correct?
Ou c’est la fois où j’me fais remplacer pis j’viens tout de suite?
Oh
Ok
Je saute dans l’bus
En pleine tempête
Pendant les trois heures du trajet
J’ai la tête pleine
J’pense à mon père, bien sûr
J’pense à mon enfance aussi
À ce chemin-là
Québec-Montréal
Que je fais pratiquement tous les mois depuis aussi loin que je me souvienne
J’me rappelle, quand j’tais petit
Mon père m’avait donné une collection de contes de fées
Des p’tits livres jaunes
Pour la route
Y’en a-tu qui savent de quoi je parle?
J’pense qui les vendaient chez Irving
Anyway, mon petit livre jaune préféré
C’était La Reine des Neiges
D’après Andersen
Y’en a sûrement qui connaissent l’histoire de La Reine des Neiges?
La Reine des Neiges c’est l’histoire de deux princesses
Des sœurs
Dans un royaume
Qui sont ben amies avec un bonhomme de neige
Pis qui chantent Let it go! Let it go!!
BEN NON CALISSE C’EST PAS ÇA L’HISTOIRE DE LA REINE DES NEIGES, OK?
C’EST PAS ÇA
ÇA C’EST L’OSTIE D’VERSION DE MARDE DE DISNEY
QUI CHANGENT TOUT LE TEMPS TOUTE
PIS QUI RENDENT TOUTE PAREIL
AVEC DES OSTIES D’DESSINS QUI S’RESSEMBLENT TOUT L’TEMPS
PIS DES HISTOIRES QU’ON CONNAÎT TOUJOURS LA MAUDITE FIN D’AVANCE
Bon
Scusez, là
J’m’étais dit qu’j’en parlerai pas
Pour pas faire de frette
Mais qu’est-ce tu veux, c’est plus fort que moi!
Sacrament!
Donc, La VRAIE Reine des Neiges raconte l’histoire de deux enfants
Key et Gerda
Qui vivent au Danemark
Où les hivers sont durs
Key et Gerda sont pauvres
Ils n’ont rien
Ils n’ont même pas l’électricité
L’hiver, ils jouent donc à mettre des cennes su’l poêle
Pis a les coller dans les fenêtres après
Pour faire des ronds dans le givre
Et voir à l’extérieur la danse des flocons
Un peu comme moi au yoga
Et un jour, Key voit un flocon plus gros que les autres
Lorsqu’il tombe au sol
Il se transforme en une magnifique dame, toute bleue
La Reine des Neiges
Détrompez-vous
La Reine des Neiges ne danse pas joyeusement son amour pour sa sœur
Non, elle est belle, froide et cruelle.
Key la regarde
Elle regarde Key
Ça reste de même
Au même moment, dans le ciel
Y’a des démons qui jouent avec un miroir magique
Ben oui, y’est bizarre ce boute-là, qu’est-ce tu veux
Y jouent avec un miroir magique
Qui déforme monstrueusement la réalité
Et quiconque s’y regarde se trouve laid et ne voit que les affaires pas belles
En jouant, les démons échappent le miroir qui tombe sur la terre
Et se fracasse en mille éclats de verre
Le lendemain, Key et Gerda jouent dehors
Quand Key se met à crier qu’il a quelque chose dans l’œil
Aussitôt, la douce Gerda vient à son secours
Mais il la repousse violemment en lui disant :
J’t’haïs, grosse conne
Là, Gerda capote
Mais elle n’a pas le temps de capoter qu’un immense traineau arrive
Conduit par une femme belle, froide et cruelle
Gerda n’a pas vu le gros flocon de la veille
Ou peut-être que, comme toutes les petites filles de son âge
Elle a juste vu le crisse de film de Disney
Et donc elle ne se méfie pas de la vilaine Reine des Neiges…
Qui emporte Kay sur son traineau et glisse à toute vitesse
Plein nord
Bon là, c’est un peu long
Gerda décide de partir à la recherche de son p’tit chum
Elle part – nu-pieds
Elle échappe à une sorcière qui veut la garder avec elle
Elle est sauvée d’une bande de voleurs qui veulent la manger
A s’met chum avec un renne
À trouve des bottes, des mitaines
C’est ben ben long
Mais finalement a l’arrive au pôle nord
Pis contrairement à ce à quoi on peut s’attendre en cette veille de Noël
Elle n’est pas accueillie par le royaume du père Noël
Mais bien par celui de La Reine des Neiges
(qui n’est pas sans rappeler l’Hôtel de Glace à Charlesbourg)
À l’intérieur, elle trouve Kay en train de faire un casse-tête
On se rappelle que ces enfants n’ont pas l’électricité
Key doit écrire, en éclat de verre, le mot
Éternité
La Reine des Neige lui a promis sa liberté s’il parvenait à l’écrire.
Mais je pense pas qu’il avait fini sa première année
Quand elle a basculé dans son traîneau
Parce que y’est pas capable
En tous cas, quand Gerda le voit, elle lui saute dans les bras
Mais il demeure de glace
Il ne la reconnaît même pas!
Ça fait un ti-bout de temps qu’elle courre la pauv’ Gerda
Faque est un peu déçue
Pis a s’met à brailler
Et ses chaudes larmes font fondre le cœur de Kay
Qui se met à pleurer aussi
Expulsant de ses yeux l’éclat du miroir magique
Ils se retrouvent, s’embrassent
Et ensemble, écrivent le mot
Éternité
Puis, ils quittent l’hiver et le froid
Empruntent la 20
Traversent le pont Jacques Cartier
Et arrivent
À Montréal
Arrivé à l’hôpital
Je retrouve mon frère
Et, dans son lit, mon père
Qui est déjà pu conscient
Mais il est encore là
Et nous aussi
C’est l’important
Une médecin merveilleuse vient nous voir
Et nous explique ce qui va se passer
Quand la mort va venir, elle va prendre trois formes :
Les pieds vont devenir froids
Les yeux vont devenir jaunes
La respiration… va devenir irrégulière
Jusqu’à s’interrompre
Et là, on attend
Des gens viennent nous voir
Ils allument une bougie
Nous offrent du vin sucré
C’est Sabbat
Et c’est un hôpital juif
On boit
On rit
On se rappelle plein de souvenirs
On regarde mon père :
Ses pieds sont chauds
Ses yeux sont blancs
Sa respiration est régulière
On attend encore
Les gens qui sont venus disent au revoir à mon père
Puis repartent, un à un
Finalement, il reste juste mon frère et moi
On regarde mon père :
Ses pieds sont chauds
Ses yeux sont blancs
Sa respiration est régulière
Mon frère s’endort
Il se met à ronfler
Moi, je dors pas
Je touche les pieds de mon père
Puis
Tout à coup
Ils sont froids
Je regarde les yeux de mon père
Ils sont jaunes
Je réveille mon frère
On prend chacune des mains de mon père dans les nôtres
Et on écoute sa respiration
Inspiration
Expiration
Inspiration
Expiration
Inspiration…
Ça se suspend
Le temps
La vie sort du corps de mon père
S’arrête juste au dessus pour le regarder dormir
Pis finalement dit :
J’ai fini ma job ici
C’est la chose la plus dure
Et la plus belle
Que j’ai jamais vécue
Quand on reprend la route
Dans la voiture de mon frère
La tempête est devenue vraiment intense
On voit pas à dix mètres
On l’sait que c’est pas prudent
Mais on a pas peur
La mort est avec nous
À bord de la voiture
Elle va nous laisser tranquille, on le sait
Pourtant, dans le coin d’Issoudun
On frappe une plaque de glace où je sais pas quoi
Mais le char part
360
Sur la 20
Je sais pas si y’en a qui ont déjà fait un 360 sur l’autoroute?
C’est ben spécial
Toute arrête
Tu sais pas t’es où
T’as pu de notion d’espace
Ni du temps
Toute c’que tu vois c’est la neige
Partout la neige
Mais les flocons tombent pas
Ils sont comme suspendus dans l’air
La voiture non plus bouge pas
Ton frère, au volant, non plus
Il est parfaitement immobile
Ya pu rien qui bouge
Alors t’ouvre la portière
Tu sors de l’auto pour voir
Tu penses pas aux autres autos qui pourraient venir
Tu penses juste au son que la neige fait quand ta botte s’enfonce dedans
Un son de neige nouvelle
Qui vient juste de tomber
Pis là tu la vois
Parmi les flocons suspendus
Sur le bord de l’autoroute
Elle t’attend à la sortie du bois
Dans son beau traîneau blanc
Elle est belle, froide et cruelle
Elle te regarde droit dans les yeux
Et dans ses yeux
Tu vois que si tu vas avec elle
Pis ceux qui ont perdu un parent savent à quel point tu peux avoir envie d’aller avec elle
Tu vois que si tu vas avec elle
Y fera pu jamais beau
Y fera pu jamais chaud
La tristesse
La solitude
L’angoisse
Vont t’habiter
Pour l’éternité
Mais… comme toi aussi
T’as vu Frozen
Pis que, même si c’est une grossière parodie du conte d’Andersen
T’as trouvé ça bon
Tu l’sais que l’histoire est pas obligée d’être triste
Que des fois y’a deux façons de raconter la même histoire
Pis ya deux façons de la vivre
Que c’est un choix
Que tu fais chaque jour en te levant
De t’abandonner à la tristesse et à la mélancolie
Ou de te battre
Pour pas te laisser abattre
Tu l’sais que des fois il suffit de pleurer un peu
Pour expulser de tes yeux
Ce qui t’empêchait de voir
Que les choses les plus dures
Sont parfois aussi les plus belles.
Tu r’rentres dans la voiture
Tu t’assois à côté de ton frère immobile
Tu refermes la portière
Et quand tu viens pour prendre une grande inspiration
Tu réalises que tout ce temps-là…
T’avais oublié de respirer
On est rentrés dans le banc de neige
Pas de mal, pas de blessé
Juste beaucoup d’émotions pour une soirée
Mon frère m’a ramené chez moi
Le lendemain, je suis revenu ici
Faque c’est comme ça que cette horloge-là
Elle a jamais pu faire la 20 en sens inverse
Pis est restée ici
Aujourd’hui je regrette que mon père
Ait pas pu s’endormir une dernière fois
Au son de l’horloge de son enfance
Mais je me dis qu’au moins y’a pu s’endormir au son de la respiration de ses gars
Pis quand l’angoisse, la peur ou la tristesse me font tempête
Je fais comme le yoga m’a appris :
Inspiration
Expiration
Inspiration
Expiration
Inspiration…
***
Les Contes à passer le temps sont présentés chaque hiver depuis 2011 par la compagnie La Vierge folle de Maxime Robin, Noémie O’Farrell et Jean-Michel Girouard. L’an dernier, nous vous offrions justement un texte de Noémie intitulé Les brises-glace. (À relire juste ici.)
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