Pour le 65e anniversaire du «grand théâtre de tous les classiques», le TNM est allée chercher du côté des grands auteurs, de ceux qui ont révolutionné le siècle dernier. Et pour la directrice, Brecht est un de ceux-là. «J’ai monté beaucoup de Brecht après le conservatoire. Dans la jungle des villes, Têtes rondes et têtes pointues… Quand je suis arrivée au TNM, je voulais en faire encore», raconte Lorraine Pintal, qui s’est cette fois attaquée à La bonne âme du Se-Tchouan.
Cette fable se passe dans une pauvre ville chinoise, où Shen Té est victime de sa bonté d’âme face à ses concitoyens égoïstes et sans morale. Surgissent alors un cousin et un mystérieux aviateur, dans un contexte de guerre, conflits et injustices… «Ça m’intéressait de renouer avec le théâtre de Brecht, ce mélange de politique et de divertissement, explique la directrice du TNM. C’est une de ses pièces les plus accessibles, car le message politique ne prend pas toute la place: Brecht enrobe ça dans une province chinoise qui existe, mais qu’il a réinventée, imaginée comme une terre onirique de tous les possibles.»
Le premier réflexe de Lorraine Pintal a été de voir si Normand Canac-Marquis et Philippe Brault étaient disponibles pour la traduction et la composition musicale. «Pour moi, Normand était le seul auteur capable de réécrire cette œuvre. Et les chansons sont extraordinaires! Philippe a très bien compris la musique brechtienne: il a réussi à lier les sonorités orientales aux sonorités allemandes. Ça rajoute une dimension de l’ordre de la magie théâtrale. J’ai l’impression de monter un opéra moderne!»
«Les femmes fortes, ça me plaît»
La bonne âme du Se-Tchouan fait partie des pièces majeures que l’auteur allemand a écrites en exil, mais elle n’est pas la plus connue. Elle a en tout cas une femme comme personnage principal, ce que cherchait la metteure en scène: «Quand je suis tombée sur La bonne âme, je me suis dit: “Quel rôle féminin incroyable!”. Les femmes fortes, ça me plaît.» Pour le rôle principal, Isabelle Blais s’est imposée immédiatement. Lorraine Pintal l’a vue jouer souvent, et a eu l’occasion de la diriger dans La petite pièce en haut de l’escalier et Les sorcières de Salem.
Surtout, le personnage de Shen Té a beaucoup de solos et Isabelle a une magnifique voix chantée, souligne la directrice du TNM: «Elle a eu un band, elle vient de sortir un disque… Je savais qu’elle était capable d’assurer une présence charismatique pour ses personnages et de chanter.» C’est aussi pour sa voix et son talent musical que la metteure en scène est allée chercher Émile Proulx-Cloutier pour donner la réplique à Isabelle Blais – «ça fait des années que je veux travailler avec lui et on n’arrivait jamais à se rencontrer!»
De nouvelles et d’anciennes têtes, dans une équipe qui mêle plusieurs générations: «Je travaille souvent avec les mêmes, mais j’aime aussi découvrir des talents. Je prends peut-être comme une responsabilité, en tant que directrice d’un théâtre, de faire travailler des gens différents.» La pièce compte 19 personnes sur scène, dans un spectacle de «théâtre épique» avec des chœurs qui entrent et sortent. «On pourra circuler entre la scène et la salle tout au long de la pièce, décrit la directrice du TNM. Ce rapport avec le public est très important pour moi; il n’y a pas de quatrième mur avec Brecht.»
Du divertissement engagé
La rencontre entre deux civilisations se voit aussi dans la mise en scène. Les chansons ont donné à Lorraine Pintal l’idée d’un cabaret de l’Allemagne d’après guerre, où un mur devient lieu de projection vidéo qui représente la Chine en images. La metteure en scène, grande admiratrice du Berliner Ensemble, promet aussi des maquillages très dessinés: «Les arts réalistes, c’est pas ma tasse de thé. J’aime les déguisements, les métamorphoses… Ici, c’est du divertissement, mais sans l’aspect péjoratif du terme: c’est le divertissement engagé cher à Brecht.» Comme dans les cabarets berlinois à l’époque de Karl Valentin, qui sensibilisaient les gens aux atrocités de la guerre par le rire et le déguisement.
Théâtre, vidéo, chant: Lorraine Pintal veut relever le défi de mêler différentes formes d’art. «On a des répétitions festives, même si les thèmes de la pièce sont assez sombres. Mais on échange un regard complice avec le spectateur. C’est la grande qualité de Brecht: il ne rend pas le public coupable des travers de son temps. On n’accuse pas, on se questionne ensemble, et il n’y a pas de dogmatisme. La pensée de cet auteur a beaucoup influencé le jeu moderne. Je l’ai perdu de vue pendant trop longtemps, et je retrouve ça avec bonheur. À tel point que… ce n’est sûrement pas mon dernier Brecht!»
Du 17 janvier au 11 février 2017