Scène

Manifeste de la Jeune-Fille : Tout m’avale

En janvier 2017, l’auteur et metteur en scène Olivier Choinière s’installe à l’Espace Go avec sa nouvelle création : Le manifeste de la Jeune-Fille. Elle n’est ni jeune ni femme, quoique parfois. Cette Jeune-Fille, c’est Choinière, c’est moi, c’est vous.

Paru en 2001, Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille est un court texte publié par le collectif d’intellectuels français Tiqqun, qui marche entre autres dans les pas de Guy Debord. C’est de cette lecture que s’inspire cette nouvelle pièce de Choinière et c’est de ce même livre que s’inspirait La Jeune-Fille et la mort, création du Bureau de l’APA présentée au FTA en 2013. Lorsqu’il commence à travailler sur ce projet dès 2004, il était d’une évidence pour lui que cette pièce devait voir le jour à l’Espace Go. «Ce n’est pas une commande, je suis venu proposer ce projet-là à l’Espace Go parce que ça devait être monté ici. Avec la charge que ça avait, c’est ici que ça devait se faire. Entre 2001 et maintenant, le livre est revenu sur la table de chevet à plusieurs reprises, ç’a été une de ces lectures fulgurantes. C’est aussi intéressant de revisiter ce livre avec le recul des dernières années, sans nécessairement tomber dans le cliché du “et depuis, le monde a changé”, mais quand même de cerner ce qu’on peut encore faire de ce livre et de ces idées.»

Ce texte de Tiqqun en est un anticapitaliste et anticonsommation, nous dépeignant tous comme des «Jeune-Fille» en devenir, car elle est plurielle et ne cesse de se formater partout autour de nous. De ces premiers matériaux, Choinière tente d’en tirer un manifeste. «La matière de la pièce, c’est le capitalisme. Ce n’est pas une pièce sur le capitalisme, mais sur des personnes qui vivent dans ce système-là. Ils essaient de s’en sortir, ou du moins de s’en distancier. Ils tentent de trouver une issue. Pour moi, c’est ça la Jeune-Fille: celui qui participe à un système, mais tout en tentant par un discours, par une façon de penser, par son mode de vie, par son argumentation, de s’en distancier. Il ne cesse de dire: “Je n’en pense pas moins.”»

Avec des pièces comme Félicité ou Projet blanc, Choinière n’a jamais cessé d’interroger les différents discours qui forment la société dans laquelle on évolue. Ici, il s’attaque peut-être au plus immense d’entre eux et assurément au plus pernicieux. «La question du discours est fondamentale dans la pièce, chacun a l’impression d’arriver avec une nouvelle vision du monde, mais est-ce si vrai que ça? Et c’est là que le manifeste devient un antimanifeste. On se rend compte assez vite que ce genre de discours-là peut beaucoup plus emprisonner qu’il ne libère.»

Ce qui fascine ici Choinière, c’est la justesse avec laquelle cette idée de Jeune-Fille démontre à quel point certains systèmes – en l’occurrence le capitalisme – sont capables de tout englober, se nourrissant à même de ceux qui le décrient pour grossir leur étreinte. «C’est une pièce autour de ces gens qui en connaissance de cause, en connaissance du système dans lequel ils se trouvent, tentent de s’en sortir sans se rendre compte que la rébellion – à toutes échelles – qu’ils proposent finit toujours par nourrir le système en soi, d’une façon ou d’une autre.»

Photo : Maxyme G. Delisle / Consulat
Photo : Maxyme G. Delisle / Consulat

Se déclinant en différents tableaux pour démontrer la multiplicité de cette Jeune-Fille, monter un projet autour d’un manifeste à des lieues de tout storytelling classique ne se fait pas sans risque. «Je ne pense pas encore pouvoir te parler de la prise de risque à ce stade-ci, mais je peux parler des défis de la pièce. Quand on change de niveau et qu’on change de forme plus la pièce avance, toujours en effectuant des changements de ton successifs, ça représente un défi. Mais le risque est peut-être de devoir tout citer, car on parle d’un système qui récupère tout, mais absolument tout, on va même jusqu’à récupérer les acteurs qui sont dans la pièce. […] Le défi est d’aller au bout du système pour arriver au fait qu’on n’y trouve pas d’issue. Le rôle du théâtre, c’est d’aller au bout des choses, au bout du système, pour voir ce qu’on peut y trouver.»

Diplômé de l’École nationale de théâtre du Canada en 1996, il compte maintenant plus d’une vingtaine d’œuvres à son actif et on peut commencer à tracer quelques lignes claires à travers ses différentes pièces. «C’est une pièce qui, dans sa structure, me fait penser à Chante avec moi. Si dans Chante avec moi on semblait montrer un système dans lequel il n’y avait pas d’issue, on semblait piégé dans cette immense machine à laver. Ici, c’est une pièce qui parle de notre besoin de distinction sociale, notre besoin d’affirmation individuelle qui vient nourrir cette machine-là. C’est l’élan individuel qui provoque le fait que cette machine-là est aussi dévorante et qu’elle continue de grossir. Le système, mais aussi la prise de parole. C’est une parole qui veut changer quelque chose, une parole qui cherche volontairement une porte de sortie.»

Avec Choinière, il n’y a pas d’intouchable, surtout pas le théâtre. Encore une fois, il le remet en question dans cette nouvelle création. «C’est une pièce dans laquelle je dis que tout, à un moment donné, peut être commercialisable, peut être récupérable, le théâtre compris. Je pense que ça, pour certains artistes, du milieu du théâtre entre autres, ça peut être choquant qu’on affirme des choses comme ça. Pour moi, c’est l’essence de la Jeune-Fille. Oui, d’accord, on fait des demandes de subventions, on fait des communications, on fait de la publicité, on joue la game de commercialiser quelque chose, on vend quelque chose. Mais ce n’est pas la même chose que d’autre chose. La pièce, elle a tendance à mettre tout sur un même pied d’égalité sans nécessairement faire de distinction, ce que le capitalisme fait.»

Le manifeste de la Jeune-Fille s’inscrit dans un théâtre qui bouscule, ou du moins remet en doute un ordre établi par un discours qui s’immisce en chacun d’entre nous. Olivier Choinière poursuit sa recherche sur la parole et le langage en proposant une corrosive vision du monde qui malheureusement ne trouve pas qu’un fictif refuge entre les pages d’une pièce de théâtre; elle s’enracine dans un réel qui nous avale chaque jour un peu plus. L’homme de théâtre croit, à raison, qu’il incombe à l’art de soulever les paradoxes dans lesquels on évolue, et on l’en remercie.

Le manifeste de la Jeune-Fille
Texte et mise en scène: Olivier Choinière
Avec: Marc Beaupré, Stéphane Crête, Maude Guérin, Emmanuelle Lussier-Martinez, Joanie Martel, Monique Miller et Gilles Renaud
Coproduction de Espace Go + L’Activité

À l’Espace Go
Du 24 janvier au 18 février 2017