Dean Corll fait partie de ces personnages tristement célèbres. Serial killer ayant tué plus d’une vingtaine de garçons dans les années 1970, il s’était adjoint l’aide de deux jeunes adolescents, David Brooks et Wayne Henley. Chez Corll, le travail en amont était essentiel: il convainquait les jeunes et leur laissait croire que la mort était sexy, que c’était la seule vraie façon de quitter ce monde. Ces derniers venaient le retrouver chez lui, un soir où rien n’allait, et ils lui disaient qu’ils étaient prêts. Ainsi, tous descendaient à la cave. L’un tenait la caméra Super 8, l’autre aidait Corll dans ses corvées, assassinant ainsi brutalement le jeune homme par un sadomasochisme dépassant l’entendement.
David Brooks est celui qui tenait la caméra. Nous accueillant pour une représentation d’un spectacle de marionnettes reproduisant des moments insoutenables et graphiques de ces dernières journées avec Dean Corll, le spectacle se déplie comme si Brooks présentait le tout dans une logique de réinsertion carcérale. Seul sur scène, accompagné de ses marionnettes, son récit peut débuter. Si la première partie s’articule autour des prouesses de marionnettiste et de bruiteur de l’interprète Jonathan Capdevielle, sous les traits de Brooks, la deuxième laisse place à ses talents de ventriloque, de quoi glacer le sang. Ses deux parties seront entrecoupées de lecteurs mandatés dans le public, qui liront un fanzine qu’aurait écrit Brooks pour accompagner la représentation.
L’auteur Dennis Cooper signe cette dramaturgie; il s’agissait de la quatrième fois qu’il collaborait à un projet de Vienne, alors que Jonathan Capdevielle performe dans une bonne majorité des spectacles de la metteure en scène. Ici, rien n’est sublimé par l’art. Le gore côtoie le trash, le fist fuck côtoie le meurtre et le spectateur n’a pas d’issue. La metteure en scène donne quelques pistes de réflexion à même le programme: «La narration linéaire de la pièce renforce cette impression de vérisme rassurant. Jerk permet de questionner notre perception du réel.» Car c’est bien de cela qu’il est question, notre rapport avec le réel et ses représentations. Mettre en scène l’insoutenable à une époque où le fait divers fascine et divertit.
Les procédés théâtraux utilisés par Vienne sont forts et multiples. Si Capdevielle se glisse dans la peau de David Brooks, ce dernier met aussi en scène Henley et Corll à l’aide de ses marionnettes, alors que Corll joue avec les cadavres comme de vulgaires pantins. Si la linéarité de l’œuvre nous rapproche du réel, les différents niveaux de mise en scène bousculent notre rapport aux événements. Et que dire de la deuxième partie où, jouant lui-même le pantin, Capdevielle, seul assis sur scène, interprète trois personnages en plein assassinat sadomasochiste sans même bouger les lèvres, soulignant ici avec intelligence notre impassibilité face à certaines atrocités bien de notre temps.
Quelques instants après le début du spectacle, Capdevielle (ou Brooks, allez savoir) demande au public de lire son premier texte, une mise en contexte concernant ce qui se déroulera quelques instants plus tard. Juste avant d’allumer la radio pour laisser place aux arrangements musicaux de Peter Rehberg le temps de la lecture, il laisse savoir qu’il prendra ce temps pour «s’installer dans l’illusion». Tout le spectacle se joue un peu à ce moment-là, entre marionnette et mécanique, entre artistes et serial killer; Vienne, Cooper et Capdevielle parviennent à se jouer avec grande éloquence des masques et des représentations, tantôt les annihilant, tantôt les sublimant, ne laissant jamais le spectateur prendre ses aises. Et c’est loin de tout confort qu’il retournera chez lui après la représentation d’un spectacle qu’il ne peut avoir vraiment ni aimé ni détesté, mais sachant qu’il y avait là un événement.
Jerk
Mise en scène: Gisèle Vienne
Texte: Denise Cooper
Avec Jonathan Capdevielle
À l’Usine C jusqu’au 21 janvier 2017