Comment annoncer cette pièce sans parler de son créateur, des questionnements et des frustrations qui l’habitent ? Il a créé Suie pour que le public s’en souvienne et non pas pour qu’elle plaise, comme il l’a fait pour sa trilogie qui lui a valu la reconnaissance de ses pairs et Fake, une pièce controversée qui n’a été présentée qu’une seule fois à Lyon en 2015. «Si j’étais diffuseur – et je pense que je vais devenir fuckin diffuseur –, je préférerais un spectacle qui fait enrager le monde qu’un spectacle auquel tu ne penses plus 30 secondes après.»
Avant d’occuper la 5e salle de la Place des Arts pendant huit soirs, c’est à l’Arsenal qu’un premier extrait a été dévoilé au public: «Je construis et déconstruis des tableaux. Ça leur fout la chienne [aux interprètes], mais c’est ça travailler avec Dave St-Pierre. On vous montre des affaires, advienne que pourra.» Il manquait de chaises pour cette soirée informelle, parce qu’évidemment, Dave St-Pierre attire les foules. Un vedettariat dont il déplore l’écosystème qui l’a construit. «Je chiale beaucoup. Je suis exigeant, pas envers les interprètes, mais pour tout le reste, pour qu’il y ait une coupure. Les producteurs et les médias veulent mettre tout le monde dans des p’tites boîtes.»
C’est en partie pour cette raison qu’il a décidé de partager la place publique avec Anne Le Beau, qui l’accompagne dans toutes ses entrevues. Interprète dont la réputation n’est plus à faire, elle est par contre moins connue du grand public. Cependant, c’est elle qui a instauré le projet: «Je voulais travailler avec Dave. Chaque fois que je voyais ses pièces, j’avais le goût d’être dedans.» Cette volonté a suffi et la collaboration s’est concrétisée il y a deux ans. À 53 ans, après avoir collaboré avec plus de 25 chorégraphes et formé des générations de danseurs, c’est la première fois qu’un créateur «titille autant ses nerfs». La première fois qu’elle approche une première sans «avoir répété mille fois une section jusqu’à ce qu’on la sache sur le bout de nos doigts. De savoir que je vais faire le spectacle et que l’inconfort que je vais avoir en fera partie». Ce qui forge l’empathie du public, c’est l’authenticité des pièces que signe Dave St-Pierre, pour qui les faiblesses d’un spectacle sont nécessaires: «Quand ça commence à devenir bon, ça m’emmerde.»
Le chorégraphe est plein de doutes et d’assurance à la fois. Ce qui prévaut, c’est sa volonté de foncer et «d’aller au bout d’une affaire jusqu’à en crever», un peu comme Jeanne d’Arc, dont il dit s’être inspiré pour la pièce. De l’héroïne et de son histoire, il en conserve surtout les états, ceux du désespoir, de la souffrance, de la mort. Un thème qu’il aborde sans jugement: «Je ne le rends ni beau ni laid. C’est juste là.» Un détachement obligatoire de nos jours, parce que selon lui, «parler de foi, de résilience et d’adversité ne sert plus à rien. Il faut réinventer ces mots-là, ils sont tellement galvaudés».
Dave St-Pierre est de retour, avec une scénographie qui rappelle une salle d’attente un peu «redneck» qu’il s’amuse à qualifier avec sarcasme «son décor TNM» – avec un plancher en pente, un prélart gris et des chaises jaunes «laittes», une machine distributrice Pepsi et une plante qui est en train de mourir. Il a choisi d’y mettre en scène les interprètes Bernard Martin et Hubert Proulx qui, tout comme Anne Le Beau, n’en sont pas à leur premier mandat. Toutefois, le chorégraphe réussira probablement à les déstabiliser pour les amener dans un état de vulnérabilité afin de traiter l’essentiel: l’existence et son impermanence.
Suie est ton implosion.
Ta cage de peau translucide et cassante.
Des secousses destructrices et des élans de béatitude.
Ta carcasse paralysée.
Un lieu romanesque et illusoire pour échapper à toute douleur.
(Extrait d’un poème de Dave St-Pierre)
1, 2, 3, 4, 8, 9, 10 février 2017
Cinquième salle de la Place des Arts