Pour Dominic Champagne et Julien Bilodeau, respectivement metteur en scène et compositeur de l’opéra Another Brick in the Wall, les bases du projet datent toutefois d’une époque où tout le monde croyait encore que la victoire de Trump n’était pas possible et que sa candidature n’était qu’une sombre farce. «L’idée venait de Pierre Dufour (directeur général de l’Opéra de Montréal) à l’origine, explique Julien Bilodeau. Il en a ensuite parlé avec le directeur artistique Michel Beaulac, qui avait entendu la création que j’avais faite à l’ouverture de la Maison symphonique en 2011. En mai 2014, Michel m’appelle pour me convier à une rencontre et m’annonce qu’ils veulent qu’on fasse une version de The Wall à l’Opéra.»
La genèse
Le compositeur s’est donc affairé à créer deux morceaux, histoire de pouvoir présenter leur idée grandiose à de potentiels partenaires. Après une rencontre avec Gilbert Rozon, commissaire aux célébrations du 375e anniversaire de Montréal, il devient clair que le projet a désormais besoin d’un metteur en scène. C’est à ce moment que Dominic Champagne embarque dans le navire et que l’équipe se prépare à la prochaine étape: présenter tout cela à Roger Waters. «Ce qui est intéressant à dire, c’est que Waters n’était pas très chaud à l’idée, mentionne-t-il. On le lui avait déjà offert, et il a toujours refusé. Les gars pensaient lui envoyer des trucs pour le convaincre, mais je n’étais pas d’accord. Ce qu’il fallait, c’était une rencontre.»
Quelques coups de téléphone plus tard, ladite rencontre s’est confirmée. Julien s’en souvient comme d’un moment des plus uniques: «On était assis là, dans son studio, avec la basse qu’on entend sur Money juste à côté, et je devais lui faire entendre mes deux pièces. Pas besoin de te dire que la pression que j’avais sur les épaules était quelque chose!» Heureusement, après quelques minutes d’écoute, le légendaire bassiste s’est mis à sourire et y est allé d’un «You got it». Après deux bouteilles de vin en compagnie de Waters, Dominic et Julien sont repartis avec le feu vert qu’ils espéraient.
«À partir de là, Julien et moi avions la responsabilité de livrer la marchandise, développe Dominic Champagne. C’est une œuvre colossale, que tout le monde connaît. The Wall est déjà chargée de toutes sortes de sens et d’une lourdeur iconographique. À ce moment-là, on s’est dit: on a besoin de réfléchir. C’est donc là qu’on a fait appel à Normand Baillargeon. Je l’ai invité à s’inscrire dans le processus créatif, parce qu’on voulait avoir un regard au-dessus de nous sur notre travail, une façon de réfléchir aux portées psychologiques et philosophiques de ce qu’on était en train de faire.»
Réflexion créative
L’apport de ce dernier à la création de l’opéra n’est pas négligeable, l’œuvre originale étant si fertile en symbolique. «Je pense que comme toutes les grandes œuvres théâtrales, littéraires ou philosophiques, elle est polysémique, explique Normand Baillargeon. Ce qui y est mis de l’avant part dans différentes directions et peut être interprété par toutes les époques. The Wall comprend un ensemble de symboles qui se connectent les uns aux autres et qui résonnent très fort en nous parce qu’ils sont puissants. Ce qu’on a cherché, c’est à comprendre pourquoi cette œuvre est si marquante, et ce qu’elle peut vouloir dire aujourd’hui. Tout ça sans dénaturer la vision originale.»
Cette réflexion constante a été utile à tout le travail effectué, en commençant par la composition musicale elle-même. «J’avais un gros défi parce que j’avais un texte hyper court, concis, mais très vague, mentionne le compositeur. C’est une écriture contemplative, poétique, par moment larmoyante. C’est là que la collaboration entre nous trois a été si utile à la création musicale: c’est important pour moi, qui suis seul dans mon studio pendant deux mois à composer, d’en sortir parfois et de méditer avec deux autres têtes sur un passage de texte. En sortant de ces rencontres, on se rendait compte qu’on allait vraiment tous dans la même direction.»
Selon le metteur en scène, c’est cette complicité entre les trois partenaires qui a mené à terme l’élaboration d’un projet si massif. «À nous trois, on a réussi à répondre à toutes les grandes questions: Comment on traite l’œuvre? Qu’est-ce qui se passe? De quoi ça parle? Comment on se l’approprie? Comment on se distancie des traitements déjà réalisés? Moi, très préoccupé par ce qui se passe sur scène, Julien, par la teneur du matériel musical, de son élaboration… Normand a été une sorte de guide, de repoussoir, d’esprit de synthèse.»
S’inspirer sans emprunter
En ce qui concerne le matériel musical en tant que tel, une question s’impose d’elle-même: quelle part prend la musique originale dans la création de Julien Bilodeau? Bien que l’on pourra reconnaître au passage des mélodies ou des rythmes rappelant l’album de 1979, il ne faut pas s’attendre à de simples arrangements du matériel initial, et c’est tant mieux.
«La structure est presque inchangée, en ce qui a trait à l’ordre des pièces, explique-t-il. Il n’y a que quelques morceaux qui ne sont pas dans la chronologie initiale. Pour ce qui est de la musique elle-même, je l’imagine comme ça: il y a une ligne d’horizon, qui représente l’œuvre originale. Moi, je suis toujours en train de suivre cette ligne, mais je me décolle au-dessus ou je plonge… Mais on revient toujours à cette ligne. C’est pour ça que ce n’est pas des arrangements. Quand je décolle, je prends les motifs, je prends les idées musicales et je les développe. Ils se mettent à fleurir, à devenir autre chose, mais sans qu’on s’en rende compte! On suit la musique, et tout à coup on est complètement ailleurs, mais on ne se demande pas pourquoi car la dramaturgie a pris le pas. C’est une expérience d’aller-retour entre le connu et l’inconnu, mais sans que ce soit essoufflant.»
Du côté de la mise en scène, on entend le même son de cloche. Selon Dominic Champagne, l’équipe avait le défi de s’éloigner du film: «Assez tôt, il y a eu une volonté de ne pas platement adapter à la scène ce qui a été fait dans le film ou ce qui existe dans l’iconographie qui est déjà là. Notre point de base est venu d’une rencontre avec Waters où il m’a dit que tout ça était parti d’un événement survenu à Montréal en 1977, où il avait craché au visage d’un fan. C’est de là qu’est né ce fantasme de construire un mur entre la scène et le public. Cet événement-là, il n’appartient pas au film. Il est encore intouché, et ç’a été ça notre point d’attache.»
L’œuvre finale sera donc une expérience qui devrait plaire tout autant aux fans de la première heure qu’aux néophytes. Plus que jamais, l’idée de remettre à jour Another Brick in the Wall semble être d’actualité. L’époque actuelle s’y prête à merveille, comme le dit si bien le metteur en scène: «C’était le temps de se reraconter cette histoire-là. Cette prise de conscience, cette aliénation et cette rédemption. Toute la complexité psychologique, métaphorique, politique et philosophique de l’œuvre nous a fait nous rendre compte à quel point on vit dans un monde qui bâtit des murs. Aujourd’hui, on ne peut pas contester la pertinence de remettre cette création à l’avant-plan. Le message, c’est que le fasciste qui naît dans le cœur de Pink finit par le placer dans un état extrêmement souffrant. Ça aurait été difficile d’être plus dans l’ère du temps.»
Pour en savoir plus, visitez le site Web de l’opéra, juste ici: http://anotherbrickopera.com/
Another Brick in the Wall – L’opéra
À la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts
Du 11 au 27 mars