Le verbe est tranchant, les anecdotes sont glauques. L’héroïne de Trafiquée suscite à la fois dégoût et compassion brutale. C’est une adolescente sans nom qui se livre au nom des siennes, des prostituées gardées captives, et qui nous remue au passage. Une boule se loge dans nos estomacs. Comment avons-nous pu détourner le regard si longtemps?
Pour écrire ce texte, l’auteure néo-brunswickoise a longuement cherché et farfouillé dans les recoins les plus sombres de notre pays en apparence si aseptisé, si parfaitement sain. Pourtant, ici comme ailleurs, le trafic humain est une véritable industrie. C’est aussi un grand tabou. «On oublie [à quel point c’est un système structuré] quand on va aux danseuses et que ça semble si léger. Ce qu’on ne voit pas sous le tapis, c’est toute cette organisation qui est basée sur la souffrance et l’exploitation de personnes qui sont en situation précaire.»
Avant de prendre le stylo, Emma Haché aura mis neuf mois pour rencontrer quelques ressortissantes, échanger avec des intervenants, puiser des faits à la manière d’une journaliste. Une collecte d’informations qui lui aura permis de signer une œuvre hautement réaliste aux yeux des professionnels de la relation d’aide – nous y reviendrons justement plus tard. «J’ai consulté différentes sources, autant du Canada que de l’international, pour être capable de mettre notre situation en perspective. Des sources vidéo, mais aussi auprès d’organisations qui travaillent un peu partout dans le monde auprès des personnes qui sont dans le système prostitutionnel ou dans le trafic humain. J’essayais de mettre plusieurs choses en parallèle: les demandes dans les centres de crise et les statistiques, les rapports sur le plan de la santé mentale et physique. Faire une étude qui englobe le coût et l’impact réel que ce phénomène-là a sur la société et les personnes que ça touche.»
Universel, et encore très actuel sept ans après sa mise sous presse aux éditions Lansman, le monologue coup-de-poing a depuis été joué à Montréal, Namur, Saint-Ghislain (Belgique) et Ouagadougou. Il lui a aussi permis de remporter le prix Antonine-Maillet-Acadie Vie en 2011. Les mots de l’Acadienne ne lui appartiennent plus vraiment, son œuvre l’a dépassée.
Filles à vendre
Emma Haché propose une vision de la prostitution dénuée de tout romantisme. C’est lourd, c’est violent. C’est vrai. Oubliez Holly Golightly de Truman Capote. Dans le cas qui nous concerne, on est pas mal plus près de Christian F. La protagoniste de Trafiquée (titre original: Traffik Femme) n’a, après tout, qu’un an de plus que la célèbre Allemande héroïnomane.
Diane Chayer est travailleuse sociale, consultante en violence et présidente de l’organisation Coopération Forces Action. Forte de ses 25 ans de pratique auprès des victimes d’actes criminels, elle offre aujourd’hui des conférences à d’autres professionnels qui viennent à la rescousse de ceux et celles qui sont pris dans le cercle vicieux de l’exploitation sexuelle. Une intervenante de première ligne qui est à même de valider le caractère extrêmement réaliste de l’œuvre. «L’âge moyen [des filles qui travaillent dans le milieu de la prostitution] se situe selon moi entre 14 ans et 15 ans. Tout le scandale qu’il y a eu sur les centres jeunesse dans la région de Montréal au printemps dernier nous l’a prouvé. C’est des jeunes qui sont entraînées à aller travailler comme hôtesses pour le Grand Prix et qui tombent en amour avec un proxénète qui leur fait miroiter mer et monde… C’est l’âge vulnérable, l’adolescence. Avec toute la crise d’identité, le besoin d’être libre, d’être aimé.»
Prises au piège, les recrues comme celle imaginée par Emma Haché sont déracinées, ballottées d’une ville à l’autre et traitées comme de la marchandise. Pour survivre, ces filles-là se débranchent, tirent la plogue qui les lie à leur âme. Une métaphore forte, et également évoquée par mesdames Chayer et Haché, qui a inspiré la femme de théâtre Marie-Ève Chabot-Lortie après sa rencontre avec une ex-résidente de la Maison de Marthe, un refuge fondé par une anthropologue (Rose Dufour) qui vient en aide aux travailleuses du sexe des environs de Québec qui veulent se sortir des limbes. «Elle a vécu beaucoup de choses. Ce qui revenait [dans nos échanges], c’est qu’une femme victime de prostitution, que ce soit du trafic ou pas, finit par se déconnecter. C’est comme s’il y avait une séparation de l’esprit avec le corps. […] Moi, je trouvais ça intéressant qu’on la dissocie pour vrai, que son corps et son souffle se séparent de son esprit dans la mise en scène.»
Le monologue original sera donc porté par trois interprètes: une chanteuse (Myriam Brousseau) issue du monde des comédies musicales, une danseuse contemporaine (Ève Rousseau-Cyr) qui donnera corps à une partition de la chorégraphe Maryse Damecour et une comédienne (Catherine Côté) pour incarner «l’esprit, le langage, la parole, la personnalité, l’intelligence» du déroutant personnage.
Monter ce spectacle, c’est chercher à générer une prise de conscience, partager une parole forte et sensibiliser un public par le biais de l’art. La cofondatrice du collectif Les Gorgones met ainsi en lumière le triste destin de ces femmes qu’on oublie, de ces femmes qui s’oublient pour satisfaire le client, le prostitueur. «C’est extrêmement difficile de rallier les gens à ce sujet-là parce qu’il y a du scepticisme. Pourtant, c’est vrai! Il y en a ici, à Québec, du trafic humain. […] Il y a des extraits de ce qu’Emma raconte sur YouPorn, mais on ne fait rien parce que c’est hot d’être hypersexualisé. Il y a quelque chose de glamour dans le fait de dire qu’on est très ouverts et on ne veut pas avoir l’air moralisateur.»
Québec aurait-il besoin d’un deuxième Wolf Pack, d’une autre Opération Scorpion pour s’ouvrir les yeux? Marie-Ève pense que oui, mais essaiera de toucher les cœurs en prenant Premier Acte d’assaut.
Trafiquée
Du 14 au 25 mars
À Premier Acte