Scène

Akram Khan : La face cachée de l’histoire

«Tant et aussi longtemps que les lions n’auront pas leurs historiens, la chasse glorifiera toujours le chasseur…» En s’inspirant de ce proverbe africain et d’un texte de la poétesse indienne Karthika Naïr, le chorégraphe Akram Khan, reconnu internationalement, offre une nouvelle perspective; celle de la femme dans un mythe fondateur revisité. Presque trois ans après son dernier passage à Montréal, il présente sa nouvelle pièce en première nord-américaine.

Akram Khan n’en est pas à sa première visite au Québec, il avait notamment présenté In-I, un duo avec l’actrice Juliette Binoche, Vertical Road, une œuvre forte et spirituelle, et iTMOi, inspirée du personnage de Stravinsky. Une passion pour l’histoire, aussi bien politique que mythologique, qu’il explore un peu plus avec Until the Lions. Une réflexion qui d’ailleurs transcende la présentation sur la scène.

«L’histoire, la religion et les mythes ont principalement été écrits par des hommes.» En s’intéressant au point de vue féminin, le chorégraphe souhaitait offrir une nouvelle perspective. L’œuvre indienne Mahabharata, épique et millénaire, qui a inspiré la poétesse dans la rédaction de l’ouvrage Until the Lions: Echoes from the Mahabharata, est extrêmement complexe. Dans ce poème revisité, ce sont des personnages effacés, presque oubliés, que Karthika Naïr a choisi de mettre au premier plan.

Grande collaboratrice du milieu de la danse, c’est elle qui a approché le chorégraphe pour adapter son texte sur scène. Akram Khan a ainsi donné une voix à la princesse Amba qui fut enlevée le jour de ses noces par Bheeshma – un guerrier mi-homme, mi-dieu – dont il assume le rôle sur scène. Ayant fait vœu de chasteté, ce dernier offre Amba à un autre plutôt que de l’épouser. Elle invoquera les dieux pour demander vengeance. «Avec Amba, c’est une histoire d’amour, de trahison, de vengeance, plus de vengeance, encore plus de vengeance et encore plus et plus de vengeance.» Une histoire qui, propre aux mythes, sert de rappel pour les erreurs commises par l’être humain, son rapport aux autres, à son environnement et à la société où il évolue. La scène circulaire, que le chorégraphe explore pour la première fois en création, est un dispositif fort à propos pour cette œuvre où la poésie a été utilisée de façon musicale, comme un mantra, une prière ou un rituel.

Photo : Tristram Kenton
Photo : Tristram Kenton

«J’ai toujours été inspiré par la poésie»

Cette forme d’expression a quelque chose de viscéral et de profondément humain, explique le chorégraphe. Des qualités que l’on retrouve également dans ses pièces. «D’une certaine façon, nous avons perdu notre boussole, nos repères parce que nous avons perdu notre sens du mythe. S’il y a un mythe de nos jours, il est étrangement relié à la technologie et motivé par l’économie.» Until the Lions est un retour aux sources, un moyen pour rappeler l’importance des valeurs et des morales exprimées à travers ces histoires épiques qui ont traversé les époques. Malgré tout, les questionnements qui motivent le chorégraphe sont bien ancrés dans la réalité actuelle. «À ce moment précis, nous devons réfléchir à la civilisation, à ce que cela signifie d’évoluer dans un système capitaliste où une très petite minorité bénéficie de la majorité de la richesse et où la grande majorité vit dans la pauvreté […]. On ne devrait pas mesurer notre niveau d’humanité quand les choses vont bien, on devrait le mesurer quand les situations sont difficiles et comportent des défis, lorsqu’on se sent menacé.»

«Ce sont les gens, l’humain, qui m’intéressent»

Photo : Tristram Kenton
Photo : Tristram Kenton

À l’écouter parler de ses collaborateurs, on comprend que l’humanité qu’on retrouve dans ses œuvres se construit d’abord avec les gens qui l’entourent. «Elle est mon âme sœur artistique», dit-il en faisant référence à la dramaturge Ruth Little qui l’a accompagné tout au long du processus de création. «Si je le peux, j’aimerais travailler avec Ruth Little pour tous mes projets à venir. Elle apporte une rigueur intellectuelle et conceptuelle au travail alors que je suis davantage dans l’aspect physique et émotif. Nous croyons tous les deux en la force du corps et nos inspirations sont similaires. Je n’ai jamais l’impression que c’est son projet ni le mien, mais plutôt le nôtre, celui des nombreux collaborateurs. C’est un sentiment de famille.»

Savoir bien s’entourer contribue également à son succès. Pour Until the Lions, c’est l’artiste visuel Tim Yip, couronné d’un Oscar en 2001 pour la direction artistique du film Crouching Tiger, Hidden Dragon (Tigre et Dragon), qui signe la conception visuelle du spectacle. Ching-Ying Chien, interprète qui partage la scène avec Akram Khan, vient de remporter un prix des National Dance Awards au Royaume-Uni pour sa performance exceptionnelle dans la pièce. Ils seront accompagnés par une autre interprète, Christine Joy Ritter, et quatre musiciens.

Pour cette nouvelle œuvre, comme celles qu’il a créées dans le passé, Akram Khan cultive un désir profond, un legs qu’il souhaite transmettre sur scène pour en imprégner le spectateur. «Je veux rappeler aux gens la poésie du corps, son pouvoir, sa fragilité et son caractère politique. Chaque individu bâtit sa vie depuis son corps qui demeure sa seule et unique perspective du monde. Le corps est l’outil technologique le plus sacré que nous ayons.»

Akram Khan Company, Until the Lions
À La Tohu
17 et 18 mars à 20h
19 mars à 14h
23, 24 et 25 mars à 20h

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