Scène

Les manchots : Huis clos au cœur du monde

En plein cœur de Kiev, du Caire ou d’ailleurs – l’endroit importe peu –, trois hommes sont pris en otage par l’histoire. La révolte, qui jusque-là grondait, éclate au pied de l’hôtel qu’ils occupent. S’ensuit le violent tango d’un monde en marche, où révolutionnaires et forces de l’ordre bougent fatalement entre les balles, le sang et l’histoire qui s’écrit.

L’un est journaliste (Kevin McCoy), documentant par sa fenêtre les changements qui s’opèrent. Un autre (Sasha Samar) fait les cent pas dans sa chambre, parti d’un autre continent pour revenir sur la terre de ses ancêtres à la recherche d’un fils qui aurait peut-être joint la révolution. Et finalement, le dernier (Paul Ahmarani) s’installe à sa fenêtre, arme bien appuyée sur l’épaule, prêt à se joindre au bal en mémoire d’un défunt.

Les trois chambres d’hôtel sont découpées brillamment par la scénographie: deux à l’arrière-scène et une à l’avant-scène, créant ainsi trois espaces indépendants pour la pièce, mais une seule scène organique pour les spectateurs. En ouverture, une femme (Larissa Corriveau) se poste sur le toit de cet hôtel – ou serait-ce le toit du monde? Elle relate comment, d’un coup, le jour a laissé place à la nuit, comment, d’un coup, le chasseur a tiré sur son compagnon, comment le pêcheur s’est noyé, comment la femme partie cueillir des fruits n’est jamais revenue. En quelques instants – et là se trouve l’une des forces de Kemeid –, l’ambiance est placée, la mythologie de la pièce est connue.

Rythmée par des détonations, Les manchots est une pièce qui tente de cerner le monde à différents niveaux. D’ailleurs, les journalistes et les médias en prennent plein la gueule. Kevin McCoy, interprétant cet Occidental venu sur place pour rapporter l’histoire, se retrouvera les deux mains dedans, en train de la façonner pour faire du clip, et peut-être, qui sait, de la télé, au grand bonheur de sa mère. Loufoques, ses passages rappellent comment même la violence du monde doit se travestir pour intéresser son audience.

La trame narrative est à la fois fixe et mouvante, un pari relevé de la part de Kemeid tant tout au long de la pièce on sent que tout pourrait s’écrouler d’un moment à l’autre. Encore une fois, le dramaturge marche sur cette fine ligne de l’écriture, insufflant un lyrisme évident, mais pas superflu, parvenant à trouver une langue forte, mais qui n’est pas fautive dans la bouche de ses acteurs.

Celle qui crée ce pont entre le monde extérieur et intérieur est cette infirmière qui, d’abord, demandera du sang avant de quérir des soins. Elle deviendra le lien unissant ces trois inconnus, et dans ce rôle casse-gueule qu’on a voulu quasi prophétique, Larissa Corriveau parvient à maintenir le jeu tout au long de la pièce, jouant tantôt d’une candide jeunesse, tantôt avec la sagesse de l’oracle.

Paul Ahmarani rend bien cette droiture de ceux qui sont en mission, habités par une seule vérité, ceux pour qui les lendemains demeurent incertains. «Ce n’est pas difficile de tirer, c’est facile en fait. Ce qui est difficile, c’est de vivre après.» Et ce père, lui, traverse la pièce avec timidité et inquiétude. Juste au moment où l’on se questionne à savoir si ce personnage n’était pas futile – ne servant qu’à contextualiser la pièce -, la retenue et la justesse dans le jeu de Sasha Samar au dénouement de la pièce dirigent notre regard vers l’inévitable en justifiant l’importance de sa propre trame narrative.

Les manchots
Texte et mise en scène: Olivier Kemeid
Avec: Paul Ahmarani, Larissa Corriveau, Kevin McCoy et Sasha Samar
Présenté au Théâtre de Quat’Sous jusqu’au 1er avril 2017