Scène

[Mal]heureuses : Femmes de dictateurs

Asma el-Assad, Elena Ceaușescu et Margherita Sarfatti (l’amante de Mussolini) sortent de l’ombre et révèlent leur côté sombre. 

Élodie Cuenot est comblée. Après des années de jeux de coulisses, elle présente enfin sa pièce longuement ruminée et préalablement testée aux Chantiers du Carrefour international de théâtre de Québec en 2014. Une fresque historique qu’elle souhaite sensible, humaine, toute en nuance pour raconter le destin de ces trois protagonistes ambiguës, mais surtout très ambitieuses. « Leurs actions, elles les excusent en disant qu’elles veulent faire le bien. C’est un point qu’Asma, Elena et Margherita ont en commun. On est tentés de les cataloguer au mal, mais on réalise que c’est beaucoup plus complexe que ça en creusant les enjeux internationaux, politiques et économiques. Rien n’est tout noir ni tout blanc. »

La femme du président syrien, l’ex première dame de Roumanie et la maîtresse juive de Benito se donnent la réplique sous les traits (dans l’ordre) de Marie-Hélène Lalande, Marie-Ginette Guay et Sophie Dion. L’histoire du spectacle se tisse autour d’un auteur (Gabriel Fournier) occupé à rédiger la biographie d’Asma el-Assad et qui voit, autour de lui, s’animer les femmes de sa vie, sortes d’alter ego des figures diachroniques qu’il étudie. Des personnages historiques, et bien réels surtout, qui « s’entremêlent jusqu’à ébranler ses repères » – pour reprendre les mots exacts du synopsis publié sur le site de Premier Acte.

De gauche à droite: Élodie Cuenot et Marie-Ginette Guay (Crédits: )
De gauche à droite: Élodie Cuenot et Marie-Ginette Guay (Crédits: François Angers, Vincent Champoux)

Élodie Cuenot à propos de Marie-Ginette Guay: «C’est la première comédienne que j’ai abordée. J’ai écrit [le rôle] en pensant à elle. […] Elle est très nuancée, très intelligente dans son interprétation, sa façon d’aborder le personnage. Avec son expérience, elle se permet aussi de nous guider sur certaines choses et c’est un gros plus. »

Propriétés aphrodisiaques

Le pouvoir séduit, accroît le désir de certaines. À la fois amoureuse et arriviste, Margherita Sarfatti va même jusqu’à virer son capot de bord en rencontrant Benito Mussolini. Elle passera de suffragette, de militante socialiste meublant son temps avec la critique d’art, à propagandiste du fascisme. « C’est elle qui l’a aidé à se construire, qui l’a beaucoup financé, qui a écrit avec lui et pour lui. Elle l’a poussé à marcher sur Rome. Elle était en voyage diplomatique aux États-Unis quand il signé le traité avec Hitler. Ça incluait des lois pas très favorables à son profil [religieux]… Il lui a délivré des passeports sous la promesse de ne rien révéler et elle est partie toute seule, puis ses enfants sont venus la rejoindre. » Exilée en Amérique du Sud, victime d’un désaveu brutal et des nouvelles lois antisémites, elle ne reviendra en Italie qu’une fois la guerre terminée.

Élodie Cuenot sonde les motivations profondes de ses héroïnes et sombre inéluctablement dans le bas-fond de leurs âmes torturées. Toutes sont mues par un désir de changement social, certes, mais sont davantage attirées par la renommée, la domination. Assez pour s’efforcer à faire des compromis pour avancer.

Sous sa plume, et à la faveur de sa recherche documentaire, Elena Ceaușescu se révèle plus grotesque que nature. Totalement invraisemblable, effrayante surtout. « Elle était un dangereux mélange d’ignorance et de pouvoir donc elle a fait des choses absolument insensées et horribles. » Des atrocités indicibles comme des tests sur des humains, expériences chimiques qui l’ont amenée à tuer des enfants orphelins. « On parle des années 60 à 80. Elle était très trash. » Soucieuse de ne pas la dépeindre en monstre absolu, et d’alléger le spectacle, Élodie s’assure d’exhiber son goût pour la poésie, ses problèmes de vocabulaire, des lapsus effarement comiques, qui viennent la discréditer chaque fois qu’elle ouvre la bouche. « On rit jaune, noir, tout ce que tu veux. »

Rattrapée par la faune journalistique, l’auteure dépeint aussi Asma el-Assad, Lady Di en son genre et épouse du désormais très médiatisé présent syrien. Une mascotte comme autant de Miss Monde utilisée à outrance pour les œuvres de charité. « Elle était perçue au début comme la rose du désert. Elle a fait la Une de Vogue, elle est très jolie, elle a beaucoup de goût, elle a grandi à Londres. Elle représentait la femme moderne, on s’attendait à ce qu’elle apporte du changement. Elle a connu son mari alors qu’il était étudiant en ophtalmologie. C’est drôle pour quelqu’un d’aussi aveugle maintenant… »

Originaire de Bretagne, Élodie Cuenot a fait son nid à Québec et étudié le théâtre jusqu’au deuxième cycle à l’Université Laval. Attachée de presse pour Premier Acte, et improvisatrice dans Les Architectes comme la LiQIBD, elle signe ici sa première création. Une œuvre délicatement engagée, en phase avec ses valeurs pacifistes et sa propension pour le girl power, teintée par sa fascination dévorante l’actualité. « Je suis féministe, pro femmes en politique et tout ça, mais je trouvais intéressant de ramener la part d’ombre. Rendre justice aux femmes, c’est aussi exposer leur bagage négatif et établir une carte historique assez honnête. […] On entend souvent dire que la femme en politique adoucirait les mœurs… mais ça n’a pas rapport! T’as pas envie de te coller en cuillère avec Marine Le Pen pour regarder un film de filles! »

Du 4 au 22 avril à Premier Acte

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