Jean-Philippe Baril Guérard / La singularité est proche : Et si mourir n’était qu’un contretemps?
Qu’adviendrait-il si, dans un futur proche, l’intelligence humaine était aisément transférable sur un support synthétique, aussi facilement que lorsque nous transférons quelques photos d’une carte mémoire à un disque dur? Qu’arrive-t-il d’une société où, lentement, se dessinent deux classes de citoyens foncièrement différentes: les organiques et les synthétiques? De cette prémisse posée par certains constats transhumanistes, l’auteur et metteur en scène Jean-Philippe Baril Guérard a tenté de mettre en scène le futur et les questions qui s’y rattachent.
Inspiré par les écrits du futurologue américain Raymond Kurzweil, à qui l’on doit notamment Singularity Is Near d’où le titre de la pièce est emprunté, Baril Guérard explique que la création de cette pièce s’est déroulée de façon particulière, ce qui explique peut-être pourquoi elle semble en porte-à-faux de son oeuvre.
«L’étincelle du projet est née d’un événement qui s’appelle Nice Try à l’Usine C organisée par le Théâtre à deux et je devais créer une performance de 10 minutes en 24 heures avec une banque de 15 interprètes de mon choix dans laquelle j’avais pigé trois acteurs. Ça n’avait rien à voir avec le show qu’on fait maintenant, mais à ce moment-là j’avais envie de jouer avec la voix de synthèse. En partant de là, après cette performance, je me suis mis à m’intéresser à l’intelligence artificielle, puis de là je suis tombé sur la question du transhumanisme […] Ce que j’imagine, c’est que ce transfert de l’intelligence humaine à un support électronique sera accessible à tous ceux qui le désirent, comme si c’était payé par la RAMQ. Mais certains ne voudront pas le faire, pour des considérations éthiques ou religieuses, et cela nous mènera à la création de deux classes distinctes de citoyens.»
Au-delà de cette stratification sociale, le metteur en scène semble d’abord s’intéresser aux tensions entre individus qu’un tel avènement pourrait amener. Une sorte de disparition lente des interactions sociales sans oublier le lot de questionnements éthiques et philosophiques qui sous-tendent cette prémisse. Qu’est-ce qui fait notre humanité? Quel est le consentement dans un tel transfert? Est-ce qu’on revient pour soi ou pour les autres?
Les codes de la science-fiction sont aussi nombreux que les pièges qu’elle contient et tenter de les transposer au théâtre n’est pas une entreprise facile. Baril Guérard en est conscient, tentant justement de s’inspirer de projets artistiques qui ont su y parvenir avec succès. «L’un des plus gros défis avec cette pièce c’est de bien la placer rapidement, sans nécessairement tomber dans l’exposition à outrance, parce qu’au théâtre, l’exposition, ça fait chier. […] Une des mes inspirations pour la pièce c’est Eternal Sunshine of the Spotless Mind, parce que c’est un excellent film de sci-fi que personne ne va te vendre comme tel. La proposition elle-même dépasse le label de genre.»
Jean-Philippe Baril Guérard a décidé de travailler avec des acteurs desquels il est proche, parce qu’une telle pièce l’amenant un peu à l’extérieur de sa zone de confort allait nécessiter un travail de plateau plus important. Il devait compter sur une équipe avec laquelle il pouvait dialoguer. Ce n’est pas pour rien qu’on retrouve une chorégraphe dans l’équipe de production. Celui qui était habitué d’être les deux pieds dans la parole devait cette fois-ci particulièrement travailler le mouvement. Dans cette pièce où la mort n’est qu’un contretemps et où le souvenir prime, le mouvement est le meilleur vecteur de ses inexactitudes.
«Les rôles ont été écrits autour d’eux, moi je ne cherche pas nécessairement une performance d’acteur plutôt que des gens avec qui je peux dialoguer sur ce qu’on est en train de faire. C’est magnifique une belle performance d’acteur, mais parfois, j’ai l’impression que dans le discours, dans la critique, on cherche tellement la performance d’acteur qu’on oublie la création en soi. Pour moi, l’acteur est un des éléments constitutifs d’un spectacle, sans nécessairement en être le porteur. […] Les dernières pièces que j’ai montées étaient tellement dans la parole alors qu’ici je sais que le mouvement va être primordial sur le propos que la pièce doit porter. C’est un peu pour ça que je travaille cette fois-ci avec une chorégraphe (Natacha Filliatrault). Au théâtre, on doit toujours justifier pourquoi on est là et dans cette optique-là alors le mouvement dans la pièce va venir poser un flou ou une clarification et à chaque fois les choses se précisent.»
La singularité est proche
Texte et mise en scène: Jean-Philippe Baril Guérard
Avec: Isabeau Blanche, Olivier Gervais-Courchesne, Mathieu Handfield, Maude Hébert, David Strasbourg, Anne Trudel
À l’Espace Libre jusqu’au 20 mai