Clémence Desrochers : Cet été, elle fera un jardin
Recluse, dans cette maison bordée par le lac, Clémence DesRochers amorce un nouveau chapitre. Une vie à l’écart de la scène sans tricot ni chaise berçante.
Ratoureuse, la reine mère des comiques nous déboussole lorsqu’elle change de rôle avec nous: «Ton père, lui, y est-tu vivant?», «T’es pas mariée?», «T’as fait quoi comme études?» Les questions fusent, les plus intimes surtout. Une entrevue avec Clémence n’en est pas vraiment une: c’est un partage, c’est une conversation. C’est aussi une auteure qui s’adresse à une autre, lui souhaitant «de l’inspiration» en remettant son trench-coat, comme si elle doutait de sa vertigineuse feuille de route, de son curriculum vitae complexant pour autrui – précisément pour une jeune rédactrice. On pourrait citer Jeunet, le père d’Amélie, parler du Fabuleux destin de Clémence DesRochers, et ce serait aussi juste que cette citation est éculée. Écrivaine, actrice, chanteuse, artiste visuelle, humoriste, animatrice télé, électron libre. «Je me suis fait une carrière à mon goût.»
Mais, voyez-vous, Clémence n’est pas du genre à regarder dans le rétroviseur. Dans le livre d’Hélène Pednault, à la page 22, elle lui demande déjà, et on la cite, de la «lâcher tranquille avec [s]on passé!» Justement, Mme DesRochers, que je lui demande en évoquant ce passage de la biographie, est-ce que pareille entrevue vous embête un brin? «Énormément!» qu’elle me répond, du tac au tac. «Moi, raconter ma vie… Ça fait des années que je fais ça. Pour toi, t’sais, c’est une première, mais moi, je suis tannée. Des fois, je raconte toutes sortes d’histoires, que mon père travaillait dans le bois…» Réussissez-vous à en enfirouaper un ou deux, de temps en temps? «Non!», et elle rit de bon cœur. «Je suis pas capable.»
Née à Sherbrooke «d’un père angoissé» (nul autre que le poète Alfred DesRochers) et «d’une mère fatiguée», Clémence parle de son enfance avec un sourire en coin, mais le regard voilé d’amertume. «Dès que l’école commençait le matin, c’était le catéchisme et après ça, l’arithmétique. J’ai haï aller à l’école des années de temps sachant que j’allais me faire engueuler parce que je comprenais pas, à cause des devoirs d’arithmétiques que j’arrivais pas à faire. […] J’ai écrit quelque chose, un moment donné: “Je suis une écolière sur un chemin étroit/mon sac en bandoulière/ce moment est à moi/juste avant la prière et la règle de trois.” C’est joli, hein?» Ironie du sort, elle travaillera brièvement, diplôme de l’école normale en poche, comme enseignante dans le quartier Côte-des-Neiges, mais seulement quelque temps, avant de se lancer dans le vide: quitter le confort financier fraîchement acquis pour s’inscrire au Conservatoire d’art dramatique de Montréal afin de réaliser un rêve qu’elle taisait jusque-là, celui de devenir comédienne.
Moi, ce que j’aime, c’est être sur scène, comme hier. Sortir de moi. Moi, tu sais, je suis une fille un peu triste dans la vie. J’ai un fond de tristesse. Quand tu es sur scène, tu peux l’exprimer et faire la folle.
Membre – ce n’est pas rien! – de la première cohorte de six élèves, son ambition sera bloquée par un corps professoral insensible à son charme et à ses folies. De snobinards personnages, tous de la mère patrie à sa mémoire, qui dédaignaient sa parlure, son identité toute locale, québécoise ou «canayenne», pour reprendre l’affreuse et ô combien réductrice orthographe des critiques de l’époque. Une décennie avant son Vol rose du Flamant (comédie musicale avec Olivier Guimond, Janine Sutto et plusieurs autres, dont elle signe le livret), 14 ans avant la bombe langagière des Belles-Sœurs d’un Michel Tremblay, qu’elle a d’ailleurs inspiré (c’est lui-même qui l’avoue), Clémence sera rejetée de cette institution dont elle a si ardemment tenté de défoncer les portes, quoiqu’avec infinie politesse. «Je voulais tellement faire [de la scène], c’était un désir que personne ne pouvait assassiner. Moi, je pensais que j’allais faire du théâtre… Mais le hasard a fait qu’on m’a dit que ce n’était pas ça. […] En fait, [la formation durait] trois ans, et après deux ans, j’ai arrêté. Je n’ai jamais eu de diplôme. Moi, ma force, c’était de faire rire les filles entre les cours dans l’escalier.»
Une qualité remarquée par sa camarade Nathalie Naubert, épouse de l’impresario du MC des nuits de Montréal circa 1957: Jacques Normand. Dès lors, la recrue aux allures de couventine entre au Cabaret Saint-Germain-des-Prés et fait un tabac presque instantané. De cette époque, sur YouTube, il nous reste Ce que toute jeune débutante devrait savoir, un monologue d’anthologie dénonçant le sexisme dans l’industrie alors naissante de la télévision. Un tour de force féministe, une prise de position risquée et un premier tabou déboulonné – avec son animosité publiquement étalée à l’endroit des bonnes sœurs dès ses premiers numéros, à la même époque. «C’était vraiment une vengeance, ça. [Je m’étais dit]: je vais rire d’elles parce qu’elles m’ont fait trop chier», elle dit ce verbe-là presque en chuchotant. «Je savais que je soulagerais ben du monde par le rire en faisant ça. Y a un poète qui dit: l’humour, c’est la politesse du désespoir. Il s’appelle Chris Marker.» Suivra, ensuite et pas mal plus tard, J’ai show! (son spectacle sur la ménopause), les références à son orientation sexuelle dès le début des années 1980 (nos salutations à Louise!) et le thème de la vieillesse, qu’elle aborde de plein front autour d’un café, au lendemain de sa dernière offrande scénique à Québec. «C’est assez rare qu’on fasse de très belles morts. Il faut toujours attraper une maladie, un cancer, un ci, un ça. Alors, le fait de vieillir ne m’enchante pas du tout. J’y pense, et puis, ce n’est pas très…» Elle s’arrête, puis change de sujet. On ne lui demandera pas de terminer cette phrase; les silences disent souvent plus que les mots.
Le clown triste
L’héritage de Clémence fleurit sur sept décennies. Presque l’intégralité de son œuvre prend racine dans l’écriture. «Quand c’est en prose, c’est beaucoup plus l’actrice. Quand je fais Les deux sœurs, La jaquette en papier… je joue, j’aime ça. Quand je fais une chanson douce en rimes, c’est la Clémence straight.» Son répertoire, trop riche pour être résumé en six petits feuillets, compte des monologues comiques, des nouvelles, de la poésie et des chansons qui traversent le temps sans qu’on ait eu besoin de les badigeonner de crème antirides, sans qu’on ait eu besoin de les réarranger au goût du jour: elles le sont toutes encore. Les deux vieilles, L’homme de ma vie, La vie d’factrie, Je ferai un jardin… Orchestrées avec soin, dans un style jazzé sans âge, ses paroles sont teintées d’une délicate morosité qui chamboule. Cet été, je ferai un jardin/Si tu veux rester avec moi/Encore quelques mois/Il sera petit, c’est certain/J’en prendrai bien soin/J’en prendrai bien soin/Pour qu’il soit aussi beau que toi. Des mots qu’on se tarde d’entendre de la bouche de Safia Nolin ou de Fanny Bloom, un «air ancien» qui gagnerait à être mieux connu de la jeune génération.
[youtube]PK2SXOGaLcA[/youtube]
Polyvalente, c’est presque un euphémisme en ce qui la concerne, la belle blonde aux yeux azur a aussi marqué le petit écran: dans la robe de coton de Mademoiselle Sainte-Bénite (Grujot et Délicat), celle d’Agathe Plouffe (téléroman homonyme de Roger Lemelin) et avec un micro-cravate épinglé à son chemisier lorsqu’elle animait des émissions de services sur les ondes de Radio-Canada. Oui, Clémence a fait tout ça. Elle a même ravi un Jutra, celui de la meilleure actrice de soutien, à Dorothée Berryman et Guylaine Tremblay pour son rôle de taquine dans La grande séduction. C’était en 2004, la même année où Juste pour rire lui a offert son premier gala hommage. L’actrice, mise au rancard par une poignée de professeurs à côté de la plaque, a su les faire mentir et emplir les salles du Québec avec les rôles qu’elle s’écrivait toute seule. Des spectacles, comme celui du jour avant notre rencontre, qui mettent un baume sur cette mélancolie romantique qu’elle tient de son père. «Moi, ce que j’aime, c’est être sur scène, comme hier. Sortir de moi. Moi, tu sais, je suis une fille un peu triste dans la vie. J’ai un fond de tristesse. Quand tu es sur scène, tu peux l’exprimer et faire la folle.»
À la campagne avec sa compagne
Achevée le 25 avril dernier à la Salle Odyssée de Gatineau, cette tournée d’adieu en est vraiment une. Elle le confirme, dans un soupir las d’ailleurs, comme incapable de masquer son chagrin, avant de se ressaisir: «Mais je vais faire des choses. Nécessairement, je vais pas m’asseoir pour commencer à tricoter!»
Le futur proche sera fait d’adoptions félines (deux bébés chats) et de dessins. Beaucoup de dessins. Parce qu’en plus d’être porte-parole des Impatients, en plus des mots, Clémence manie les crayons et ne cesse de parfaire sa si singulière pratique comme artiste visuelle. Une esthétique décomplexée qui évoque l’enfance, une certaine fragilité, et dont elle parle sans prétention aucune. «Veux, veux pas, ç’a toujours un côté pas sérieux. J’ai fait un martin-pêcheur qui est très, très comique. On le regarde et on rit! J’ai beau m’appliquer: ça fait toujours un peu caricature… Comme moi!»
Le regard tourné vers l’avenir, les deux mains sur le volant, Clémence continue sa route sans un coup d’œil à son miroir ni à la banquette arrière. Un siège qui ne suffit pas à asseoir les héritiers de sa plume et de sa fougue, ceux et surtout celles qui peuvent maintenant conduire leur propre bolide, rouler sur ce chemin de gravelle qu’elle a transformé en autoroute.
Quelques retailles d’une entrevue d’exception
«À la campagne, je suis toujours dehors. Hélas, l’été est trop court. Mais je suis amoureuse des arbres, j’ai un jardin, je vis dehors. Je suis une fille de plein air! Je suis une fille qui est obsédée par le temps qui passe et c’est pour ça que je fais du sport, pour rester physiquement en forme le plus longtemps possible.»
«Tous les gros acteurs du Québec étaient [dans Le vol rose du Flamant]. Olivier Guimond, Monique Lepage, une grande comédienne de théâtre qu’on avait convaincue de jouer une putain. On avait eu de la misère! Elle voulait pas! C’était Albert Millaire qui faisait la mise en scène. Janine Sutto jouait la patronne du club.»
À propos de Grujot et Délicat: «À part moi qui avais une petite robe en coton, ils avaient tous de la fourrure. J’étais amoureuse d’un chien! C’était du cartoon! Des fois, il faisait tellement chaud qu’on se tombait les uns sur les autres et on riait comme des fous. Ç’a été une belle période. C’est Jean Besré qui les avait créés, et quand il a été vidé, il m’a demandé de le remplacer. Les derniers 25 épisodes, c’est moi qui les ai écrits.»
«[J’ai été façonnée] par la chanson française qui était toujours très écrite. La mélodie est importante, aussi. J’ai été choyée par les musiciens avec qui j’ai travaillé parce que, moi, je n’écris pas de musique. J’ai eu le bonheur de rencontrer un gars, Marc Larochelle, qui a écrit de très, très belles chansons. Il y a La mélancolie dans l’air, Le tablier blanc. C’est un poète lui-même. Il est tellement touchant, cet homme-là!»
«Moi, avec les gars, ça durait pas. Je savais pas que je serais attirée par les filles. J’allais pas loin avec les gars, j’arrêtais vite. Quand j’ai découvert que j’étais amoureuse d’une fille, je suis tombée sur le dos. Virée à l’envers.»
«J’ai toujours eu des chats dans ma vie. J’en ai eu trois un moment donné et je les ai perdus un après l’autre. J’ai tellement eu de peine, j’ai pleuré. Je suis folle des chats! Alors quand je vais arriver à la maison, je vais aller m’en chercher deux petits et je vais les avoir avec moi dès le début de leur vie.»
À propos de notre serveuse au restaurant: «Elle est vraiment fine, elle. Quel métier, hein! Tu te lèves le matin, tu mets ton petit costume et tu t’en viens. Ah, j’haïrais ça! C’est dur! Faut que tu te lèves tôt, les femmes sont admirables. Celles qui ont des bébés vont les porter, elles se maquillent, elles se font belles et vont travailler. C’est une job être femme!»