Tordre: Déformer quelque chose en le pliant, en le courbant, en le tournant sur lui-même. Tourner plus ou moins violemment un membre, une partie du corps. Déformer les traits de quelqu’un, faire naître une expression mauvaise. TORDRE c’est aussi la nouvelle création de Rachid Ouramdane, une chorégraphie pour deux danseuses par laquelle il nous livre deux portraits, deux sensibilités, deux rapports au mouvement. Mettant en scène Annie Hanauer et Lora Juodkaite, TORDRE se vit comme une succession de moments intimes, beaucoup plus partagés avec le public qu’entre elles.
Une scène blanche immaculée sur laquelle on ne retrouve qu’on petit ventilateur noir et deux barres parallèles au sol, pouvant tourner lentement sur elles-mêmes. Les deux interprètes entrent en scène sur une musique d’ouverture rappelant les planches de Broadway et, quelques fois plutôt qu’une, recommenceront un petit numéro d’ouverture des plus galvaudés. L’effet ludique est efficace, laissant le spectateur plutôt déboussolé quant à la suite des choses. Annie Hanauer quitte la scène pour laisser place au premier solo de Lora Juodkaite. Sur place, le corps se tord, littéralement, avant de laisser place à une fluidité quasi électrique. Répondant à l’espace sonore créé par Ouramdane, le corps se désarticule pour devenir qu’effet.
Le thème d’ouverture du spectacle vient mettre abruptement fin au numéro, Juodkaite laissant alors place à Hanauer qui, dans le même espace sonore, réinterprètera ce solo à sa façon. D’un coup, la danseuse prend la scène d’assaut. Elle semble répondre à la rythmique beaucoup plus qu’elle ne l’interprète. Les mouvements sont saccadés, les arrêts, constants. D’un regard hagard elle toise la foule, comme si elle n’était point maîtresse des événements, alors qu’au contraire, la simplicité et l’efficacité avec laquelle elle occupe l’espace fascinent. Pour elle qui porte une prothèse à l’avant-bras gauche, l’étrangeté est ici sublimé; le statique et l’organique se croisent jusqu’à se perdre.
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Juodkaite vient interrompre le numéro de sa partenaire en tournant sur elle-même, faisant ainsi le tour de la scène. Par deux fois Hanauer l’arrêtera, la prenant dans ses bras, mais toujours, elle repartira. Ainsi arrive sur scène l’incroyable. La danseuse se met à tourner sur elle-même, jouant avec rythme et vitesse, et ce, par une immense maîtrise. Pendant plusieurs minutes, qui ne cesseront de s’allonger, elle tournera, jouant de ses bras et de son corps, jusqu’à créer des images fantasques auxquelles on peut à peine croire. Sur scène ce tourbillon nous propose des impressions, mais la danseuse, elle, se perd dans le mouvement. Elle n’est plus. Un moment d’un grand hypnotisme serti d’une immense prouesse technique. Enrobé d’une chaude lumière, tout ici semble juste.
Dans ce jeu des solos qui se succèdent, Hanaeur reprend place devant ce public médusé. Elle le regarde, fait signe à la régie de changer complètement le registre musical, se craque les doigts; elle est fin prête. Sur une version enregistrée devant public de Feelings de Nina Simone, Annie Hanauer se donne entièrement au chant de ce monstre sacré qu’est Simone. Au-delà de la danse sur l’air et son piano, elle va même jusqu’à danser les interventions de Simone à son public, imposant ainsi l’effet que Simone elle-même dicte la danse qu’on voit se déplier devant nous. D’abord ludique, ce solo devient une proposition excessivement humaine, les rôles et les codes semblent rester en loge pour ne garder qu’un abandon au public par l’interprète.
Si la succession de ses deux solos renferme la pierre d’assise du spectacle, le retour sur scène de Juodkaite – toujours tournante – cette fois avec un microphone, est la clé de l’humanité de cette proposition. Alors que l’une se couche sur l’une des barres parallèles au sol, l’autre tourne et lui parle. Toujours tournante, elle nous raconte que, depuis qu’elle est toute petite, elle tourne comme cela, chaque jour. Elle racontait des histoires à sa soeur, alors sur le lit, pendant qu’elle, tournait. Et au moment qu’elle nous raconte cela – exactement au moment où le public se transforme en cette petite soeur aux yeux ébahis –, on l’écoute, fasciné. L’interprète s’adresse tant à sa partenaire qu’à nous, les rôles ne sont ici pas clairs, mais plutôt inexistants, et là réside la pertinence de la proposition de Rachid Ouramdane. Sa voix est petite, douce, presque jamais entrecoupée de respirations, comme si cette transe tournante dans laquelle elle se plonge ne lui demandait aucun effort. Et on reste là, envoûté, alors qu’elle enlève son micro en disant «Annie, on doit trouver une fin.»
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Un spectacle de CCN2 – Centre chorégraphique national de Grenoble après une création originale de L’A. / Rachid Ouramdane, conception et chorégraphie Rachid Ouramdane, interprétation Annie Hanauer et Lora Juodkaite, lumières Stéphane Graillot, décor Sylvain Giraudeau
6 et 7 juin Théâtre Rouge du Conservatoire