La septième et dernière visite au Québec de l’illustre compagnie de théâtre de Paris remontait à 2008. C’est dans le cadre du 375e de Montréal que le Théâtre du Nouveau Monde reçoit cette année la Comédie-Française jusqu’au 6 août avec sa Lucrèce Borgia, d’après le texte de Victor Hugo. Une belle occasion d’admirer (encore) les talents et le classicisme de la plus vieille institution théâtrale du monde…
Lucrèce, cette mère vengeresse et « misérable toute-puissante », occupe tout l’espace sur la scène et nous captive dans la force de son désespoir. Fille du pape Alexandre VI et d’une prostituée, descendante de la lignée sulfureuse des Borgia, elle empoisonne et assassine à l’envi et sa réputation la précède partout en Italie. Désireuse de racheter son âme noire, elle cherche alors l’amour et la reconnaissance de son fils Gennaro, né de son union incestueuse avec son frère et élevé loin d’elle.
Cette implacable Lucrèce fait partie des « grands réprouvés de l’œuvre hugolienne, qui tiennent toujours du monstre, à deux doigts du grotesque, et finissent à la fois sublimes et misérables », comme l’écrit Denis Podalydès, qui signe ici la mise en scène. « Lucrèce est un monstre moral mais ce monstre est une mère aimante. » Un personnage fort et qui avait tout pour fasciner Hugo : crime, faute, péché…
Car la dualité chez l’humain du bien et du mal, de la beauté et de la laideur, du corps et de l’âme intéresse beaucoup Hugo, qui tente de mettre en opposition ces différentes facettes qui sont en chacun de nous. Lucrèce Borgia a été mythifiée au fil du temps, devenant figure littéraire et romanesque plus qu’historique. Car si elle apparaît dans la pièce comme aussi belle qu’elle est méchante, aussi vénéneuse qu’elle est puissante, la duchesse de Ferrare s’est fait accuser de beaucoup de crimes dont elle ne serait finalement pas l’auteur, selon des historiens contemporains.
Histoire puissante aux accents œdipiens
S’il dure deux heures sans entracte, ce drame en trois actes passe en une traite, tant il est dense en événements et travaillé de façon dynamique et rythmée. L’humour se distille via quelques répliques, parfois (trop) souligné par les comédiens, mais le tragique demeure, lourd et pesant comme le poids du destin de cette famille maudite. L’intrigue tourne autour de l’amour maternel et de la filiation, mais la politique est aussi abordée via de belles tirades sur la façon de gouverner les peuples, qui résonnent encore fortement aujourd’hui.
La comédienne Elsa Lepoivre est poignante dans le rôle de la Borgia, cette duchesse diabolique qui cherche la rédemption. Si le reste de la distribution, plus jeune, est moins notable, on soulignera aussi la performance d’Éric Ruf – aussi administrateur général de la Comédie-Française – en Don Alphonse d’Este, qui passe de duc apeuré par son épouse en souverain manipulateur et vengeur, et celle de Gubetta, le confident de Lucrèce Borgia, interprété par un dynamique Christian Hecq.
La mise en scène de Podalydès est très classique et grandiose. Lui qui avait auparavant confié le rôle de Lucrèce à un homme et celui de son fils à une femme a renversé les genres, revenant à une distribution plus ordinaire. Les superbes costumes sont dessinés par Christian Lacroix : une palette évocative composée de riches étoffes en noir ou blanc, au milieu desquelles surgissent parfois des vêtements rouges… Les comédiens évoluent dans un beau décor où des panneaux de bois joliment ouvragé figurent les palais italiens du Quattrocento.
Un bel écrin pour cette histoire puissante aux accents œdipiens sur l’amour maternel, ce portrait d’une femme qui oscille entre ange et démon. Oui, le théâtre classique renverse encore – et toujours – ses spectateurs… Parmi les 11 spectacles présentés dans le cadre de À nous la scène depuis la fin juin, celui-ci en est certainement le joyau.
Lucrèce Borgia, de Victor Hugo
Mise en scène de Denis Podalydès
Jusqu’au 6 août au Théâtre du Nouveau Monde