Scène

Théâtre asphyxié cherche financement

Les artistes réclamaient 40 millions. Ils n’en ont obtenu que quatre. «Une insulte», hurlent les gens de théâtre, particulièrement affectés par le financement précaire du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ). Pourquoi les arts de la scène rugissent-ils si fort? Résumé d’une situation de moins en moins tenable sur les scènes du Québec.

Un goulot d’étranglement. C’est ainsi que la metteure en scène Brigitte Haentjens, présidente du Conseil québécois du théâtre, décrit souvent la situation des artistes de théâtre désireux d’accéder aux fonds publics. L’image est claire, parlante, et assez fidèle à l’esprit des revendications actuelles des gens de théâtre, qui clament depuis de nombreuses années que le CALQ ne remplit plus ses promesses. Depuis sa création en 1994, ses moyens n’ont pas augmenté au même rythme que le nombre d’artistes, de compagnies et de structures qui le sollicitent. Force est de constater que ses capacités s’essoufflent.

Un désengagement de l’État?

Peut-on parler de désengagement de l’État alors que, dans les faits, le budget du CALQ a toujours augmenté? Dans un article de la revue Liberté paru au printemps 2014, l’aguerri Pierre MacDuff, qui a dirigé de nombreuses compagnies et institutions, dénonçait le vocabulaire abusif des artistes qui parlent constamment de ce prétendu désengagement. Rectifions donc les faits: il est vrai que le montant des bourses et des subventions aux artistes augmente. Mais probablement pas assez. En 23 ans, il est passé de 36,6 millions à 100,7 millions. Il y eut un bond plus considérable de 20% entre 2010 et 2016, l’aide financière accordée aux artistes passant de 85 à 100 millions.

Mais, comme le souligne le Conseil québécois du théâtre (CQT) dans le mémoire déposé lors des consultations pour la politique culturelle, ces chiffres ne veulent rien dire si on ne les met pas en perspective avec le coût de la vie qui n’a cessé d’augmenter, et le coût des productions théâtrales qui suit la même courbe. «Ajustées en dollars constants, de manière à supprimer l’inflation et à établir l’évolution réelle de l’aide financière délivrée par le CALQ, les données révèlent une diminution de 3,7%, de 95,2 M$ en 2010-2011 à 91,6 M$ en 2015-2016», lit-on.

C’est peu d’argent, disent les artistes de théâtre, mais aussi leurs collègues danseurs, dont les revendications sont entre autres portées par le Regroupement québécois de la danse. C’est peu, soutiennent aussi les partis d’opposition, surtout dans un contexte où le gouvernement libéral nage dans les surplus. Les mots de Martin Faucher, directeur artistique du Festival TransAmériques, résument avec superbe la colère ambiante. «Depuis 10 ans, j’ai vu avec tristesse le théâtre québécois prendre son trou, se taire, farmer sa yeule, et obéir à un manque ahurissant de moyens pour qu’il accomplisse ce qu’il a à faire: la contribution à un imaginaire québécois, à l’affirmation de l’identité québécoise, francophone et anglophone, par ses auteurs, ses metteurs en scène, ses scénographes et autres concepteurs, ses actrices et acteurs.»

Compagnies étouffées

«À mon avis, dit le metteur en scène Alexandre Fecteau, on ne peut pas se lancer en compagnie dans la production théâtrale avec un budget de moins de 60 000$ par année. Et c’est un chiffre modeste. La réalité est pourtant que nombre de jeunes compagnies dont le travail est reconnu n’arrivent pas à atteindre ce standard.» Le metteur en scène de Québec a tout de même réussi, à force de débrouillardise, ce qui paraissait presque impensable: faire une tournée française de plusieurs dates avec son spectacle Le NoShow, qui, ô ironie, met d’ailleurs en scène cette précarité de l’artiste. La pièce vient de faire salle comble pendant un mois à Avignon dans la programmation du festival OFF.

Mais les compagnies comme celles de Fecteau sont précisément celles qui n’osent plus rêver d’accéder à un financement adéquat par le CALQ et qui, malgré le succès, sont condamnées à faire chaque année une nouvelle demande qui sera peut-être refusée. Voilà ce que déplore particulièrement David Lavoie, coprésident du CQT, qui constate que le CALQ a été un incroyable propulseur pour les carrières d’une certaine génération – celle de Robert Lepage, pour ne pas la nommer –, mais qu’il a laissé en plan toutes les autres à mesure que le milieu s’est développé et a augmenté ses ouailles.

Des artistes aujourd’hui quarantenaires tels qu’Olivier Choinière ou Olivier Kemeid, ou tels qu’Anne-Marie Olivier et Sylvain Bélanger, ont fini par accéder à des postes-clés au sein des théâtres établis, certains d’entre eux dirigeant les plus prestigieux théâtres, mais leur pratique personnelle n’avait jamais auparavant été soutenue à la hauteur de celle de leurs prédécesseurs.

«Au point qu’aujourd’hui, dit David Lavoie, une artiste géniale telle que l’auteure et metteure en scène Edith Patenaude ne peut pas espérer fonctionner autrement que de manière indépendante, vivotant de projet en projet. Et je ne parle même pas des jeunes ambitieux comme Philippe Boutin, qui, bien souvent, ne font même pas de demande de subventions parce qu’ils savent que c’est peine perdue. Or, je pense que tout cela est très mauvais pour l’avenir, pour le développement à long terme de notre pratique théâtrale. Il ne sera bientôt plus possible de faire en sorte que se développent chez nous des esthétiques de haut niveau comme celles de Robert Lepage ou, plus simplement, un art qui correspond vraiment aux ambitions et aspirations de ses créateurs.»

Un effritement général

À cela s’ajoutent des problèmes plus spécifiques, reliés aux modalités d’un financement qui noie les petites compagnies de théâtre dans un embrouillamini d’administration ou à des problèmes de diffusion et de tournée, non seulement à l’international mais en priorité sur notre propre territoire. Le réseau de tournée est hyperlimité et a besoin de soutien financier pour se structurer une fois pour toutes.

Autre enjeu de taille: les théâtres établis ont de moins en moins les moyens de jouer leur rôle de producteur et agissent de plus en plus seulement comme coproducteur des œuvres, investissant ce qu’ils peuvent dans des productions au financement de plus en plus fractionné et infiniment complexe. Tous ne s’en inquiètent pas – car la coproduction a aussi ses avantages –, mais nombreux sont les artistes qui y voient un affaiblissement du rôle des grands théâtres.

À quelques mois de l’adoption d’une nouvelle politique culturelle, les artistes aboient, tentant à juste titre de modeler le document pour s’assurer d’un avenir meilleur. Il faudra suivre le dossier.