Valéry Drapeau a osé : reprendre Madame Bovary, l’œuvre emblématique de Flaubert, demande un sacré culot, surtout quand on en est sa deuxième mise en scène. Mais elle a pris son temps… Celui de l’écriture d’abord, à savoir deux années pour résumer et réécrire à sa façon le monument flaubertien. Elle monte ensuite sa pièce avec un trio de jeunes comédiennes au sein de Une (autre) compagnie de théâtre, qu’elle a fondée avec Daphnée Côté-Hallé.
Le résultat est présenté jusque samedi soir dans le joli écrin qu’est Le Salon particulier, petite salle intime qui sied à la perfection aux pérégrinations de Madame Bovary. Les accessoires vintage qui nous accompagnent le long de l’escalier qui mène à ce sous-sol d’église nous plongent déjà dans une autre époque…
Ça commence étrangement ; on dirait que deux anges-consciences suivent la jeune Emma. Elles incarnent en réalité toutes les trois l’héroïne aux différentes périodes de sa vie, telles les trois Parques. On suit d’abord la jeunesse plein d’ennui de la demoiselle qui rêve au mariage, puis on assiste avec la jeune épouse au bal du marquis et à sa vie de bourgeoise coquette qui rêve à Paris, avant de suivre ses dernières amours désespérées et son rêve d’une autre vie.
Ces différentes phases trouvent écho dans les costumes travaillés des trois comédiennes – signés Manon Guiraud -, entre pastels bucoliques, strass anachroniques et coiffures romantiques. C’est un beau travail d’écriture qu’a ici réalisé Valéry Drapeau, parvenant à résumer ce pilier de la littérature française en gardant les détails évocateurs sans en rendre les longueurs, faisant un tri soigné de cette prose foisonnante. Au final, ses mots se mêlent à ceux de Flaubert sans qu’on ne sache vraiment les distinguer.
Surtout, elle maintient un équilibre au fil de la pièce entre l’humour que suscite les soliloques de cette épouse désillusionnée et un brin bipolaire, et la profonde détresse et le spleen implacable qui émanent d’une femme dépressive. Elles sont trois sur scène mais elle est désespérément seule dans sa vie, malgré sa fille et son mari. Si ces derniers sont absents, les amants sont les seuls à avoir une voix chez cette Emma B., que ce soit dans un dialogue joué par une comédienne ou via une lettre lue devant public.
On applaudit la direction d’acteurs en écoutant l’élocution travaillée des comédiennes (Daphnée Côté-Hallé, Juliandrée Bourque et Katrine Duhaime), à la française et fidèle à l’époque. Chaque comédienne a son jeu, mais toutes trois véhiculent la même ambiance à l’unisson. Quand l’une parle, les deux autres occupent la scène en créant de jolis tableaux grâce aux nombreux accessoires présents.
C’est que l’espace scénique, un boudoir de jeune fille immaculé, est habité de pléthore d’objets, d’époque ou non. Anachronismes que l’on retrouve dans des interludes impromptus, comme cette chorégraphie sur une chanson d’Abba – un choix de mise en scène fragile où transparaît peut-être encore la jeunesse de Valéry Drapeau.
Héroïne du 19e siècle mais contemporaine comme son titre, cette Emma B. des temps modernes est touchante et vraie, et finalement intemporelle. Si le livre de Flaubert est « l’une des histoires les plus pathétiques de la littérature occidentale », comme l’indique la description de la pièce, l’œuvre de Valéry Drapeau passe très rapidement sans que l’on s’y ennuie une seule seconde – au contraire de son personnage.
On sent et ressent puissamment les émotions si bien rendues de cette anti-héroïne, fidèles aux mots de l’écrivain français qui les décrivait à coups de longs paragraphes. La pièce parle à chacun ; après tout, on est un peu tous Emma Bovary… Sans trop forcer le trait dans sa mise en scène, l’humour ou l’angoisse passe par un clin d’œil, un soupir, un regard. Un résultat qui laisse transparaître l’harmonie entre la chef d’orchestre et ses comédiennes de talent. Valéry Drapeau, un nom à retenir ; on devrait en entendre parler encore.
Emma B.
jusqu’au 2 septembre
Le Salon Particulier – Montréal